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le profil d’un nez une opinion capable de bouleverser tout le frôle édifice de la cristallisation dont parle Stendhal. Personne peut-être ne m’aura connu tel que je suis dans le quinzième dessous. N’éprouvant aucune curiosité à l’endroit des sentimens d’autrui, je me crois autorisé à garder les miens, je sais que moi-même je ne connaîtrai jamais personne. Un roman qui serait tout à fait sincère serait d’une lecture trop douloureuse, ou bien l’on n’y verrait que des invraisemblances…

Je donne à copier la partie achevée de mon travail sur le lien social ; j’y fais bien des corrections encore, et il en serait ainsi jusqu’à la fin de mes jours, si j’attendais que je fusse entièrement satisfait pour le mettre au net. Toute mon agitation intellectuelle et physique n’est pas de trop pour me distraire du dégoût que mon isolement chez moi m’inspire. Je suis attiré par le coin du feu, car ma lassitude est extrême, mais ce coin vide, je ne puis le remplir seul ; les coins sont d’immenses déserts quand le rêve les creuse. Il y a toute une part de la vie sociale qui m’est et me sera toujours inconnue, je m’en console par des compensations, qui ne sont pas des équivalons, mais que je n’aurai pas le courage ou la folie d’échanger pour ce qui me manque ; je n’ai plus ni la souplesse ni la foi qui font un conjoint passable, légitime ou non. Résigné, je n’en suis pas moins triste. Ma conduite rend si invraisemblable mon besoin de tendresse et de compagnie que je n’en parle guère, craignant la moquerie ou l’incrédulité. Cependant je ne suis pas heureux, et les succès littéraires ne m’attachent pas autant que je l’aurais cru à la vie. L’infinité de l’univers est toujours présente à ma pensée et ne me permet pas la moindre illusion sur toute œuvre humaine ; je ne suis pas dupe de l’entraînement général des vivans, qui est une sorte d’ivresse à laquelle j’assiste, ivre moi-même, mais à la façon de ceux qui ont le vin lucide et triste et voient distinctement une échéance et un exploit à travers les fumées de la taverne. Il n’y a rien de sérieux que le sentiment du terme…


26 février 1877.

Madame et excellente amie,

… Ce que vous me dites de la vie provinciale est aisé à