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tant de peine à les achever que j’en suis malade. Certes, ce n’est pas la matière poétique qui manque ; la science même est en effet la plus haute matière poétique considérée au point de vue du drame intellectuel de ses héroïques conquêtes, mais qu’est-ce que cela fait au public abêti par des vulgarisations niaises ? Je suis donc extrêmement perplexe. De plusieurs côtés on se plaint que je ne publie plus rien. Quand je lis les vers qui réussiront au théâtre, à part ceux de Coppée qui sont irréprochables et d’un art exquis, je sens que je les ferais beaucoup meilleurs, mais qu’est-ce que cela fait au public si l’action manque ? Et où mon âme rêveuse et dégoûtée puiserait-elle l’action, qui est la réalité à sa plus haute puissance ? D’autre part, mon instruction première est trop incomplète pour que je puisse pousser un peu loin aucune science. Ne me croyez pas présomptueux à cet égard, hélas ! je n’ai aucune illusion, je me connais une grande faculté d’analyse, mais personne n’en dirige l’emploi, et je ne sais pas utilement l’appliquer…


5 février 1877.

Madame et excellente amie,

… Vous craignez que je ne me partage trop, et que c’en soit fait pour moi des plaisirs de l’intimité. Il est vrai que j’ai beaucoup plus de camarades que d’intimes, et de connaissances sympathiques que d’amitiés sérieuses. L’intimité, comme je l’entends, ne m’est presque pas praticable ; une pudeur singulière m’empêche de confier ce que j’ai le plus à cœur ; je n’ai pas un ami à qui je dise le fond de mon sentiment sur l’amour, si ce n’est d’une manière abstraite ; la moindre fausse interprétation, la moindre raillerie en cette matière m’est odieuse, et comme les trois quarts des sujets de conversation entre hommes sont fournis par la femme, vous voyez que le champ de l’expansion est assez restreint pour moi. Je parlerais plus volontiers de ces choses au premier venu qui me plairait parce que la politesse bannit le mépris des sentimens d’autrui. Je ne sais pas comment on peut prendre sur soi de raconter une aventure d’amour à un homme qui est pétri d’une autre chair et d’un autre sang que soi-même, et qui peut exprimer sur