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Le théâtre Sarah-Bernhardt vient de reprendre Lucrèce Borgia. On ne s’attend pas que la pièce en vieillissant se soit améliorée, ni qu’elle semble aujourd’hui moins absurde, moins déclamatoire et moins mélodramatique. Le théâtre de Victor Hugo est définitivement classé. Tout l’intérêt de cette reprise était dans l’interprétation du rôle de Lucrèce. Hâtons-nous de dire que Mme Sarah Bernhardt y a été admirable. Elle y a remporté un des plus beaux succès de sa carrière. On lui a fait une ovation.

Tout de suite elle a conquis le public par la façon savante, infiniment nuancée, dont elle a lu, au premier acte, la lettre, cette lettre de sa mère que Gennaro porte toujours sur lui. Qui n’a pas entendu Mme Sarah Bernhardt, ne sait pas ce que c’est que lire une lettre où une mère a mis tout son cœur aimant et douloureux. Depuis ce moment, la partie était gagnée. Et nous n’avons plus songé qu’à goûter l’extraordinaire variété de ressources que l’artiste a déployée comme aux plus beaux jours. La voici, après l’injure dont elle vient demander vengeance à Alphonse d’Este, hautaine, impérieuse, emportée ; mais quand il s’agit de conjurer le danger qu’elle a elle-même suscité, elle se fait si câline, si séduisante, si enveloppante ! Et encore, quand elle supplie Gennaro de prendre ce contrepoison qui lui sauvera la vie, elle nous fait si bien sentir l’angoisse de celle qui n’est plus que la mère affolée, et pour qui rien au monde n’existe que le salut de cette tête si chère ! Pourtant c’est le quatrième acte qui nous réservait la plus forte émotion artistique. Dans cette atmosphère de mélodrame : « Vous êtes tous empoisonnés, messeigneurs ! » et : « Gennaro, je suis ta mère ! » Mme Sarah Bernhardt a trouvé le moyen d’être naturelle, — oui, naturelle, — et vraie. Il faut aller l’entendre et la remercier pour cette joie qu’elle seule aujourd’hui pouvait nous donner.


RENE DOUMIC.