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mariée à un des hommes les plus nobles qu’il y ait au monde, car, pour avoir cette foi dans la loyauté d’autrui, il faut avoir soi-même l’âme très haut placée. Elle l’a méconnu jusqu’ici. Mais l’amour peut naître de l’admiration : il y en a des exemples dans le théâtre de Corneille. Et par une progression de sentimens qui aurait été le triomphe d’un dramaturge psychologue et le régal du spectateur délicat, l’honnête amant aurait ramené la femme au mari…

Vous n’y croyez guère. M. Pierre Wolff non plus. Ç’a été son tort. Puisqu’il était entré dans la convention romanesque, il devait y rester. Mais il ne s’y est pas trouvé à l’aise, manque d’habitude apparemment, et il s’est empressé d’en sortir. L’optimiste avait tracé le scénario, c’est le réaliste qui l’a exécuté. La pièce commence sur un certain mode et se continue sur un autre. Elle change de caractère, en cours de route, et nous laisse déçus.

M. Huguenet a été mal servi par le rôle de Pierre Verneuil, rôle ingrat et où il y a peu de place pour les qualités de bonhomie de l’excellent comédien. M. Garry a beaucoup de tenue et de correction dans le personnage embarrassé de Jean Derigny. Mlle Lély a eu des momens de véritable émotion dans le rôle passionné de Madeleine.


Tout passe et se démode, hors le vrai. Nous sommes à cent lieues du romanesque et du romantique ; on vient de le voir. Mais nous ne sommes guère moins éloignés de la convention opposée ; et on s’en rend compte, en écoutant le Bonheur de M. Albert Guinon. Vous souvenez-vous du genre de comédie qui fit fureur jadis, au Théâtre-Libre ? La règle en était que les personnages, au lieu de dissimuler les mauvais côtés de leur nature, faisaient étalage de leur perversité. Ils disaient tout haut et à tout le monde ce que, d’ordinaire, on s’avoue à peine à soi-même. Cela s’appelait la « comédie rosse, » était outrageusement faux et passait, vers 1890, pour être la vérité même. M. Albert Guinon, dont les premiers succès datent de cette époque, est resté fidèle à cette mode ancienne. Vingt ans de fidélité, c’est beaucoup, en littérature. Le Bonheur est tout à fait une pièce jetée dans ce moule d’autrefois. Cela explique un certain malentendu qui s’est produit entre l’auteur et le public. Si, les premiers soirs, on s’est mépris sur les intentions de M. Guinon et sur la portée de sa pièce, ce n’est pas du tout que cette pièce soit, comme on l’a dit, mal construite, mais c’est que les personnages y parlent un langage dont nous n’avons plus la clé.

Colette est une charmante femme que son mari aime sincèrement,