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positivement changer de visage et crus, à entendre ses premiers mots étouffés, qu’il ne pourrait continuer. Il parla : sa voix s’éleva ; il lut les odes d’Hugo après les vers de Lamartine sur Lui ; il fut magnifique. Il achevait de lire l’Ode à la Colonne : « Oui, nous t’irons chercher !… » quand, soudain, dans les rues, sonna la retraite prussienne. Il se tut et, de nouveau, nous le vîmes blêmir : il semblait un mort. Je suis sûr que son cœur, un instant, cessa de battre. En sortant, il me dit simplement : « Mon ami, l’épreuve était trop forte. Si j’avais votre âge, je me serais dit : C’est bon : je reviendrai ici entendre sonner les clairons français. Mais moi, moi… Jamais plus je ne les entendrai ici, les clairons français. » S’il m’est donné un jour d’entendre sonner dans Metz les clairons français, je penserai au bon Français qui, jamais, lui, ne les aura plus entendus sonner.

A Metz je l’avais trouvé las. Il l’était de n’avoir vu, et, après tout, de n’avoir conté que des défaites. Il avait alors voulu se réfugier dans la victoire et, tout en préparant l’Histoire des quatorze armées de la République en 1793, il écrivait un Iéna.

Je dirai ailleurs dans quelles conditions ce livre, interrompu environ aux deux tiers de sa rédaction, verra le jour. Avant qu’il fût très avancé, mon maître le parla devant moi. De sa main prématurément glacée qui prenait la couleur et le froid du marbre, la plume maintenant s’échappait. Il voulait cependant que le plan du livre fût connu, compris, — et l’esprit qui le guidait.

Je le vois encore dans les tout premiers jours de 1910 : il venait de me lire le récit de la bataille d’Iéna qui est encore si net. « Il faut que je continue, dit-il, parce qu’Iéna, voyez-vous, c’est une grande, une belle bataille, mais pour moi Iéna, ce n’est pas la bataille d’un jour : depuis la déconfiture et la mort du prince de Prusse à Saalfeld jusqu’à la capitulation de Blücher derrière Lubeck, il y a une bataille continue de trente-six jours, et c’est ça que je veux raconter… La poursuite, mon ami, la chasse, la rafle de cette armée, de cette nation, de cette monarchie de Prusse, quelles pages à écrire ! Vous vous rappelez le mot de Heine : « Napoléon n’eut qu’à siffler et la Prusse n’existait plus. » Il s’animait en parlant ; son œil qui, depuis des mois, se voilait trop souvent, s’allumait, et sa main qui