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la pente du fort d’Ivry ; entête l’amiral qui, un instant, s’arrête pour tirer de sa poche un cigare ; et, empressé, mais aussi calme que dans un fumoir, le lieutenant Houssaye frotte une allumette et, d’une main qui évidemment ne tremble pas dans cette tempête de fer, offre du feu à son grand chef. Celui-ci dut plus d’une fois par la suite envier au monde des lettres le soldat du fort d’Ivry. « Courage inné et sang-froid extraordinaire, » écrit mon témoin.

Le 29 janvier 1871, Houssaye rentrait dans Paris : c’était fini ; la ville capitulait. L’historien a écrit sur ces journées une des pages les plus émouvantes que je connaisse. « A peine abandonnait-on le cantonnement, qu’on vit déboucher des tranchées ennemies, comme de longs serpens noirs, les -colonnes prussiennes… Ils avaient hâte de jouir du triomphe et de pénétrer l’arme au bras dans ces retranchemens qu’ils n’avaient jamais voulu aborder la baïonnette en avant. Et nous avions nos fusils, et nos cartouchières regorgeaient, et nous abandonnions notre poste et nous fuyions devant eux. Ceux qui ont vu cela gardent au cœur une haine impérissable. » Ce n’est point là de la littérature : « Je ne puis m’empêcher de revoir encore, à l’heure actuelle, la physionomie d’Houssaye, m’écrit encore son compagnon d’armes : il était livide, le nez pincé, les lèvres exsangues, sa main tenait fébrilement les rênes de son cheval et une grosse larme roulait dans ses yeux. » Nous venons de voir tomber cette larme sur le papier.

Il pleurait d’être vivant : que de fois il m’a dit qu’il regrettait de n’être pas mort, — en 1870 ou plus tard, — de la mort du soldat ! Et comme l’helléniste n’était jamais loin, il ajouta un jour : « La mort du soldat, mon ami : εὐθάνατος (euthanatos) ; (l’heureuse mort) ! »

Mais s’il n’était pas mort, son âme s’était trempée à l’épreuve et son esprit mûri. Il n’était pas exalté, il était remué jusqu’au tréfonds de l’être. En décembre 1871, dans un article sur l’Allemagne, il ménageait peu le vainqueur, disant l’affreuse désillusion que causaient aux intellectuels de l’époque « les petits-neveux de Gœthe, » vrais barbares. Mais il ne déclamait pas et soudain, en homme qui a appris à réfléchir, il tirait la vraie leçon de l’événement. L’Allemagne avait vaincu grâce à « la discipline : » par cette discipline « la France, si elle s’y veut assujettir, vaincra un jour l’Allemagne. » Il ajoutait cette simple parole « La discipline, c’est le devoir. »