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dans leur épouvantable frottement, écrase toujours et sans pitié la partie plus faible[1]


Aussi l’Etat est-il divisé en deux classes : « en gens avides et insensibles, et en mécontens qui murmurent[2]. » De l’une de ces deux classes à l’autre, la haine s’envenime. Haine longue et lente, comme la misère elle-même : « Le luxe dévorateur, tout en mangeant l’espèce humaine, soutient au-dessus de leur tombeau (quelle image ! ) tous les hommes qu’il extermine : ils meurent par degrés, et non tout à coup[3]. » En attendant qu’ils meurent, ils vivent pitoyablement :


Le cordonnier, le maçon, le tailleur, le portefaix, le journalier, etc., paient le vin, le bois, le beurre, le charbon, les œufs, etc., à un bien plus haut prix que le duc d’Orléans et le prince de Condé. Ce n’est point là assurément le chef-d’œuvre de la société. On ne songe point à diminuer ces abus qui empêchent le peuple d’être nourri. L’homme qui a 3 millions de revenus, a les comestibles a bien meilleur marché. Le vin qu’il boit est excellent, et ne lui coûte pas plus cher que le vin que l’homme du peuple est obligé d’acheter au cabaret. Car il faut apprendre à l’étranger qu’à chaque repas l’homme du peuple achète au cabaret sa chétive ration de vin, n’ayant le plus souvent ni cave, ni carafon, ni argent pour en avoir une petite provision. Au plus pauvre la besace. Plus on est indigent, plus l’indigence vous mine et vous ronge[4].


Ah ! oui, la haine s’amassait dans les cœurs, faite de douleur, de rancune et d’envie. « Quand nous considérons les riches de votre siècle, dit le même Mercier dans l’An 2440, les égouts, je crois, ne charrioient point de matière plus vile que leurs âmes. » Et l’on rêvait de futures revanches. En l’an 2440, le juste avenir est arrivé.


La poésie n’a conservé que cette trompette véridique qui doit retentir dans l’étendue des siècles, parce qu’elle annonce, pour ainsi dire, la voix de la postérité. Formés sur de tels modèles, nos enfans reçoivent des idées justes de la véritable grandeur ; et le râteau, la navette, le marteau, sont devenus des objets plus brillans que le sceptre, le diadème, le manteau royal, etc.[5].

  1. Tableau de Paris, t. VIII, p. 15-17.
  2. Ibid., t. Ier, p. 39, ch. XV. Au plus pauvre la besace.
  3. Ibid., t. Ier, p. 70, ch. XXIV. Crainte fondée.
  4. Ibid., t. III, p. 210. Le regrat.
  5. L’an 2440, Rêve s’il en fut jamais. Édition de 1786, p. 88-89. La première est de 1770, et l’ouvrage avait été commencé en 1768. Une autre édition est datée de Londres, 1775. — Cf. Marius Roustan, les Philosophes et la Société française au XVIIIe siècle, en particulier au chapitre VIII, les Philosophes et le peuple.