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métier que vous avez appris : « Maître, j’ai besoin d’ouvrage. — Compagnon, mettez-vous là, travaillez. » Avant que l’heure du dîner soit venue, vous avez gagné votre dîner. Si vous êtes diligent et sobre, avant que huit jours se passent, vous aurez de quoi vivre huit autres jours : vous aurez vécu libre, sain, vrai, laborieux, juste[1]. » Ce que penseront ensuite l’élève de Rousseau, et tous les fils ou neveux d’Emile qui seront, au second degré, ses élèves, Taine le fait tenir en trois points ; et c’est assez, car la pensée est courte : « En fait d’arts, il n’y a de tolérables que ceux qui, fournissant à nos premiers besoins, nous donnent du pain pour nous nourrir, un toit pour nous abriter, un vêtement pour nous couvrir, des armes pour nous défendre. — En fait de vie, il n’en est qu’une saine, celle que l’on mène aux champs, sans apprêt, sans éclat, en famille, dans les occupations de la culture, sur les provisions que fournit la terre, parmi des voisins qu’on traite en égaux et des serviteurs qu’on traite en amis. — En fait de classes, il n’y en a qu’une respectable, celle des hommes qui travaillent de leurs mains, artisans, laboureurs, les seuls qui soient véritablement utiles, les seuls qui, rapprochés par leur condition de l’état naturel, gardent, sous une enveloppe rude, la chaleur, la bonté et la droiture des instincts primitifs[2]. » Pour ce qui est de la vie des champs, il n’est pas certain que Jean-Jacques, malgré ses goûts ou plutôt malgré ses passions rustiques, préfère le laboureur à l’artisan ; au contraire, il écrit : « De toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de l’artisan. L’artisan ne dépend que de son travail : il est aussi libre que le laboureur est esclave, car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d’autrui[3]. » Mais il est parfaitement certain, en revanche, qu’il préfère le maréchal, le serrurier, le forgeron au maçon et au cordonnier ; ces derniers néanmoins au perruquier et au tailleur ; ces derniers encore au doreur, au brodeur, au vernisseur ; ces derniers à leur tour au musicien, au comédien, au faiseur de livres, au poète (où sont-elles maintenant, « les quatre facultez de gens de lettres ? ) ; et il préfère le menuisier à tout le reste. Emile sera donc menuisier ;

  1. Emile, livre III.
  2. Les Origines de la France contemporaine, édit. in-16. L’Ancien régime, II, 37.
  3. Emile, livre III.