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corps de la nation se borne actuellement aux ouvriers et aux laboureurs. Rapportons ses propres réflexions sur cette matière, d’autant mieux qu’elles sont pleines d’images et de tableaux qui servent à prouver son système.


Sous le couvert de cet homme de tant d’esprit, une ironie qui badine et se joue, qui ne frappe qu’en flattant, fait passer de dures vérités :


Les gens de loix, dit-il, se sont tirés de la classe du peuple, en s’enno-blissant sans le secours de l’épée : les gens de lettres, à l’exemple d’Horace, ont regardé le peuple comme profane. Il ne seroit pas honnête d’appeller peuple ceux qui cultivent les beaux-arts, ni même de laisser dans la classe du peuple cette espèce d’artisans, disons mieux, d’artistes maniérés qui travaillent le luxe ; des mains qui peignent divinement une voiture, qui montent un diamant au parfait, qui ajustent une mode supérieurement, de telles mains ne ressemblent point aux mains du peuple. Gardons-nous aussi de mêler les négocians avec le peuple ; depuis qu’on peut acquérir la noblesse par le commerce, les financiers ont pris un vol si élevé, qu’ils se trouvent côte à côte des grands du royaume. Ils sont faufilés, confondus avec eux ; alliés avec les nobles, qu’ils pensionnent, qu’ils soutiennent, et qu’ils firent de la misère : mais pour qu’on puisse encore mieux juger combien il seroit absurde de les confondre avec le peuple, il suffira de considérer un moment la vie des hommes de cette volée et celle du peuple.


Panneau de droite du diptyque : le financier, pris comme symbole, pas très loin de celui de La Bruyère, mais moins mélancolique que celui de La Fontaine, et s’amusant à fond pour les besoins de la cause :


Les financiers sont logés sous de riches plafonds ; ils appellent l’or et la soie pour filer leurs vêtemens ; ils respirent les parfums, cherchent l’appétit dans l’art de leurs cuisiniers ; et quand le repos succède à leur oisiveté, ils s’endorment nonchalamment sur le duvet. Rien n’échappe à ces hommes riches et curieux ; ni les fleurs d’Italie, ni les perroquets du Brésil, ni les toiles peintes de Masulipatam, ni les magots de la Chine, ni les porcelaines de Saxe, de Sève (Sèvres) et du Japon. Voyez leurs palais à la ville et à la campagne, leurs habits de goût, leurs meubles élégans, leurs équipages lestes, tout cela sent-il le peuple ? Cet homme qui a su brusquer la fortune par la porte de la finance, mange noblement en un repas la nourriture de cent familles du peuple, varie sans cesse ses plaisirs, réforme un vernis, perfectionne un lustre par le secours des gens du métier, arrange une fête et donne de nouveaux noms à ses voitures. Son fils se livre aujourd’hui à un cocher fougueux pour effrayer les passans ; demain il est cocher lui-même, pour les faire rire.


Ah ! non, « cela ne sent point le peuple » ou ne le sent plus :