Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


I

Rien à reprendre à cette formule : « Il semble que, dans la seconde moitié et vers la fin du XVIIIe siècle, on ait tout à coup découvert le peuple et le travail. » C’est la vérité même, que confirment naturellement les quelques exceptions qui peuvent être invoquées, Montchrétien, Boisguillebert, Vauban. Lorsque Taine remarque qu’auparavant, « on n’avait aucune idée juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial, qu’on ne les apercevait que de loin, demi-effacés, tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental (philosophie toute récente d’ailleurs et sentiment encore tout frais), » il n’indique peut-être pas assez combien ce sentiment était frais et cette philosophie récente, ni qu’auparavant, avant la théorie, on ne les apercevait pas du tout, ni qu’avant le brouillard, c’était la nuit du néant. Jusqu’aux environs de 1750, et sauf toujours quelques exceptions, mais en général, à l’ordinaire et pour le commun de la nation, ils n’étaient matière ni de philosophie, ni de science d’Etat, ni de littérature, ni seulement de conversation ; et qu’ils le devinssent peu à peu, cela précisément marquait ou annonçait une profonde perturbation sociale. D’abord, du brouillard, en effet : à travers les douces larmes, mêlées sans doute de pleurs d’ennui, que vous tirent tant de bons sauvages, la masse pâteuse des romans de Gabriel Foigny et de Vairasse d’Alais, de Claude Gilbert, de Lesconvel et de Tyssot de Patot, et de l’abbé Desfontaines, et de l’abbé Terrasson, et de l’abbé Pernetti ; ces Aventures de Jacques Sadeur (1676), cette République des Sévarambes (1677), cette Histoire de L’île de Calejava (1700), cette Relation historique du prince de Montberaud dans l’île de Naudely (1709), ces Voyages et aventures de Jacques Massé (1710), ce Nouveau Gulliver (1730) ; d’autre part, cette fade antiquité tout en sucre, les Séthos et les Cyrus, et, j’en demande bien pardon à des ombres illustres, le Télémaque, de Fénelon (écrit en 1693-1694, imprimé en 1699), l’histoire des Troglodytes, dans les Lettres persanes, de Montesquieu (1721) ; au théâtre, l’Arlequin sauvage et Timon le misanthrope, de Delisle ; : — pour notre XVIIe et notre XVIIIe siècles, les anciens ne sont-ils pas un peu les premiers des bons sauvages ? — (même date, 1721) ; l’Ile des Esclaves, de Marivaux (1725), et