Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ambitions les plus légitimes de gentilhomme et de citoyen, de fils, d’époux et de père ! car il avait un fils. Au reste, dans ce cruel conflit de son amour et de son intérêt, c’étaient ses sens et son imagination en délire qui le torturaient le plus. Jeanne de la Tour-Boulieu, dûment fiancée et bien résolue à ne pas compromettre son mariage dans cette équipée, avait beau ne lui proposer que de la compassion et un refuge, touchée aux larmes, elle était si touchante à son tour, qu’il s’élança avec sa fougue ordinaire dans ses bras, l’étourdit de ses effusions de gratitude, l’encensa, la pressa… Même une rouée aurait eu peine à se défendre de ses embrassemens, et Jeanne avait plus de sensibilité et d’imagination que d’expérience ; elle succomba. Louise avait laissé à Lyon sa femme de chambre et Saint-Jean, son valet, en leur recommandant de dire, si on les questionnait, qu’elle était allée dans le Bugey visiter une tante de sa cousine. Cette précaution permit à celle-ci de jouer le rôle de la soubrette dans les hôtelleries afin de n’y être pas reconnue, et M. de Briançon fit le laquais.

Les deux couples ainsi arrangés quittèrent Thonon pour Genève, et se dissipèrent pendant quelques jours en excursions et en parties joyeuses. Mirabeau se faisait appeler à présent le chevalier de Vassan, sous lequel il était on ne peut plus reconnaissable, puisque ce nom était celui de sa mère. Deux limiers réputés, lancés de Paris quinze jours plus tard par le marquis de Mirabeau, furent informés de ce coup manqué et l’excusèrent ; eux-mêmes commirent une bévue analogue. La présence de trois personnes, dont deux femmes, aux côtés de Mirabeau, les dérouta en leur faisant croire qu’il était venu s’égayer à Genève avec des filles et un compère de rencontre, grâce aux rouleaux de louis d’or soustraits par Sophie à son vieux mari. Ils savaient, comme toute la police de Paris et du royaume, qu’une fameuse actrice de la Comédie-Française, Mlle Raucourt, était depuis le 4 juin banqueroutière et fugitive, et ils la connaissaient personnellement très bien, au moral et au physique. Il y avait des années que l’abomination de sa vie privée et sa réputation de tragédienne tenaient Mlle Raucourt en vedette dans la capitale. Ils la reconnurent sans hésitation dans le signalement qu’on leur fit de Mme de Cabris qui ressemblait beaucoup, en effet, à cette folle. Pour les mieux confirmer dans leur erreur, on leur rapportait que Mirabeau et sa compagne