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« J’aimerai mon mari quand il ressemblera à mon frère. » Souvent cette idée révolte celle que je m’étais faite, qu’un des devoirs les plus essentiels d’une femme est d’aimer son mari. Mais lorsque je vois que j’ai cru pendant huit mois l’aimer, que je le crois encore, je suis tranquille. Il est certain que l’amitié ne peut provenir que d’une sympathie de caractères ; or, elle ne se trouve pas en nous. D’un autre côté, vivre continuellement avec un homme non aimé serait un supplice ; ce n’en est pas un pour moi, au contraire ; un geste, un rien de sa part m’affecte ou me cause de la joie, selon qu’il exprime un sentiment que je crains ou que je désire. Je veux lui plaire. Comme je te l’ai dit, personne d’étranger ne me paraît plus aimable que lui. Je l’aime donc ? oui, mon ami, je l’aime, mais non pas d’une amitié dictée par la confiance comme celle que j’ai pour mon frère. Ce sont ces belles idées-là qui m’occupaient et m’attendrissaient hier au matin. Je te voyais partir ; j’avais contracté la douce habitude de dire ce que je pensais, de trouver sentiment pour sentiment, âme pour âme, cœur pour cœur, je me trouvais manquant d’âme après ton départ. Depuis, je me suis reproché d’avoir paru devant toi occupée plus de moi que du bonheur que tu dois avoir de te retrouver avec mon père : me l’auras-tu pardonné, mon cher ? Je compte sur ton amitié pour me donner le plus grand détail de ta réception, de la tendresse de mon père, du froid grave de il, du sérieux de elle, tout en t’embrassant et te tutoyant. Marque-moi tout, jusqu’aux plus petites circonstances, mon bon ami. Tu n’oublieras pas d’écrire à notre estimable amie de m’adresser, passé le 10 du mois prochain, ses lettres pour toi à Grasse. Le dépôt de celles que tu m’as confiées m’a bien flattée ; les cœurs sensibles sentent seuls le plaisir et la douceur de ces procédés. Que j’en aurai à te les remettre lorsque je te verrai ! J’espère que celle dont elles te viennent aura toujours les mêmes droits à ton estime et peut-être à ton cœur, si les événemens ne t’obligent pas d’en sacrifier une part à des devoirs sacrés. Mon oncle me charge de te faire mille amitiés. Ton beau-frère t’embrasse de bien bon cœur… Pour moi, qui ne peux rien imaginer qui me plaise davantage que de causer avec mon bon ami, je ne finis plus. Adieu. Mes espérances de grossesse subsistent. Je me porte bien. Respect, compliment à tout le monde. Mais dis-toi à toi-même que ta meilleure amie est ta sœur, et qu’elle n’aimera jamais personne autant que toi.


Cette correspondance se poursuivit avec fréquence et sans changer de sujet ni de ton pendant un certain temps. Puis elle s’espaça en se refroidissant, du fait de Mirabeau qui voulait complaire en tout à son père. Il fit bien pis : il laissa tomber un paquet de ces lettres de Louise aux mains de M. du Saillant, qui les remit au marquis de Mirabeau ; et Louise se trouva condamnée sans recours dans l’esprit des siens par cette imprudence assez semblable à une trahison, tandis que son frère en recevait le prix tel qu’il avait pu l’escompter : son père le chargea de négocier seul et à son avantage exclusif