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son cœur ; car son imagination est bien l’unique théâtre de ses opinions, de ses sentimens et peut-être aussi de ses sensations ; mais son impétuosité, sa mobilité, sa fécondité, prodiguaient alors les ressources. Cette femme étonnante était susceptible de générosité par amour-propre, de sensibilité par illusion, de constance, de fidélité même par opiniâtreté. Tout cela fût devenu habitude, et l’habitude, même pour les génies les plus actifs, devient une chaîne bien difficile à briser.


D’après ce portrait enchanteur, et surtout d’après cette remarque précise qu’à dix-sept ou dix-huit ans, — l’âge que Louise avait au mois d’août 1770, — sa perversité était encore à une profondeur immense, il paraît superflu de se demander si Mirabeau, à ce moment même, ne fit pas dégénérer en un égarement coupable cette vive et tendre admiration réciproque. Mais il s’en est targué par la suite, et il en était bien capable, ayant hérité de sa mère un délire des sens, une folie physique, dont il avait donné maintes preuves dès l’enfance. Son aveu, écrit de sa main, a trouvé créance partout en son temps, et l’Ami des Hommes, aux mains duquel ce papier était venu à tomber, a jugé comme nous qu’il se rapportait bien aux circonstances du seul séjour que son fils aîné et sa fille eussent jamais fait ensemble dans son château de Mirabeau. Au surplus, à cette époque, l’éducation séparait les enfans de si bonne heure qu’ils ne se reconnaissaient pas sans peine en se retrouvant jeunes gens. Ainsi, la question se pose, et nous l’écarterions en vain : elle ne cesserait plus de s’imposer.

On peut y répondre tout de suite à l’honneur de Louise. Elle n’eut pas même conscience d’un danger couru dans l’intimité de son frère. Le bailli, quoique méfiant et fort attentif, n’en soupçonna rien non plus, sa correspondance presque journalière avec l’Ami des Hommes en témoigne. Celui-ci n’avait pas donné suite à son projet de réunir toute sa famille à Mirabeau. Il n’était donc pas là, non plus que sa maîtresse et les du Saillant. Mais Louise avait auprès d’elle son mari qui ne la quittait pas ; et M. de Clapiers, qui se faufilait dans toutes leurs parties de jeux ou de promenades, n’y voyait rien que de très plaisant. Le flegme de M. de Cabris et la pétulance de Pierre-Buffière formaient un contraste qui amusait chacun. Et le bailli d’écrire au marquis le 10 août :


Ta fille fait la liaison de tout cela. Elle aime son mari de bonne amitié et sans que cela ait l’air de la jeune femme. Son mari l’aime et paraît la