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irrésistible, — et rebuté, méconnu pourtant par les siens à cause d’une enfance fougueuse et vicieuse qu’il déplore ; scélérat de conduite peut-être, mais séduisant de procédés, vertueux et délicat même d’intentions et de principes, éloquent et adroit pour le meilleur comme pour le pire ; en quête, lui aussi, d’une amitié qui le consolât de l’amour, où il pût prodiguer son cœur et sa tête et trouver en retour une protection, une aide positive, avec le secret dans les confidences. « Hélas ! gémit-il, que mon père daigne me connaître ! Je sais qu’il me croit le cœur mauvais, mais qu’il me mette à l’épreuve ! » Son oncle, qui le vouait naguère aux supplices, s’émerveille de le revoir ainsi transformé, le recueille dans sa maison, intercède pour lui et s’écrie : « Je ne sais s’il diffère des plus grands hommes autrement que par la position. » Mais l’Ami des Hommes répond en s’en écartant : « Plus il me craint, moins je dois m’en laisser approcher. » Ces accens arrivent jusqu’à Louise et la remplissent d’émotion. Elle vole en pensée au secours de son frère. Car c’est lui, Gabriel, son aîné, le compagnon et presque le seul ami de son enfance ; c’est le comte de Mirabeau, démarqué par son père sous le nom de Pierre-Buffière. Elle entre aussitôt en correspondance avec lui. Ils se verront d’ailleurs avant peu, au château de Mirabeau, où leur père a projeté de venir lui-même avec le ménage du Saillant et Mme de Pailly. Toutefois, Louise souhaite et appréhende en même temps pour son frère cette grande réunion de famille. Saura-t-il s’y contenir et s’y ménager le rapatriement de l’enfant prodigue ? Elle lui connaît une antipathie au moins égale à la sienne pour la maîtresse de l’Ami des Hommes ; elle sait encore que le comte redoute et déteste eu son beau-frère du Saillant un complaisant de Mme de Pailly, un détracteur de leur malheureuse mère, un administrateur trop intéressé de la personne caduque et des biens immenses de la vieille marquise de Vassan, leur grand’mère. Elle lui adresse donc ces conseils, le 24 juillet 1770 :


Je t’ai toujours dit qu’il viendrait un temps où tu serais heureux, tu mérites de l’être. Il me tarde d’être auprès de toi, j’aurai bien des choses à te dire. Je dissiperai les peines que je puis avoir en te les contant ; je serai heureuse parce que je trouverai chez toi du sentiment. Tu auras selon les apparences mon beau-frère et Mme de Pailly. Te sens-tu assez de force pour dissimuler les sentimens que tu leur as voués ? En amie, je te conseille de ne leur marquer d’éloignement qu’en leur prouvant que tu te passes d’eux. Adresse-toi à mon père en droite ligne lorsque tu en veux