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habilement déguisés : ce qui rendait la surveillance difficile. En pleine émeute, je vis entrer, un soir, dans la salle à manger de notre hôtel, un homme au teint bruni, aux traits énergiques et durs, en molletières de feutre et gros veston de velours, que je pris d’abord pour un colon français. Comme je le dévisageais, le patron me toucha l’épaule et me dit :

— Vous voyez ce paysan ?… Eh bien, c’est un général turc ! Je le connais : il arrive de Tripoli !

Après ce qui venait de se passer, inutile d’ajouter que nous le considérâmes sans bienveillance.

Mais le plus inquiétant, c’est que les indigènes étaient parfaitement renseignés sur la faiblesse numérique de nos garnisons tunisiennes. Ils ne se cachaient pas pour le crier bien haut. Le chaouch d’un de nos compatriotes, qui se trouvait alors à la campagne, lui déclara, le jour même de l’émeute, avec une expression de triomphe :

— Il paraît que tous vos soldats sont au Maroc !

Quand on me rapporta ce mot, je me rappelai amèrement les discours que me tenait, en 1906, feu Mustafa Kamel, le chef du parti Jeune-Egyptien, lors de l’affaire d’Akaba :

— Les Anglais ?… ils sont, ici, 3 000 hommes ! Nous n’en ferons qu’une bouchée !


En Tunisie, cette émotion causée par la guerre italo-turque devait avoir un retentissement bien plus profond et bien plus dangereux que dans le reste de l’Afrique du Nord, étant donné le grand nombre d’Italiens qui sont fixés dans la Régence. Pour la plupart Siciliens, ils habitent souvent les mêmes quartiers, quelquefois les mêmes maisons que les indigènes. Dans les provinces, on m’assure que les gourbis chrétiens voisinent avec les gourbis musulmans, que des unions mixtes se nouent entre coloris italiens et fellahs tunisiens. Les uns et les autres sont irascibles, prompts à jouer du couteau. Ils se comprennent, parlent l’arabe, s’injurient en une langue commune. On devine aisément que, dans une telle promiscuité, les commentaires sur les événemens de Tripoli ne pouvaient que dégénérer bientôt en rixes sanglantes. A l’origine des troubles, il y avait des rancunes de palier à assouvir.