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l’un à l’autre. Il existe fréquemment des liens de parenté entre Tunisiens et Tripolitains. Comment s’étonner, après cela, qu’à Tunis et dans toute la Régence, le récit plus ou moins amplifié ou défiguré des représailles italiennes contre les Arabes de Tripoli ait soulevé de telles fureurs et allumé dans tous les cœurs musulmans le désir fou de la vengeance ?

Il est trop certain, malheureusement, que des atrocités ont été commises au cours de ces représailles. N’en faisons pas un trop grand crime à leurs auteurs : c’est la guerre avec toutes ses horreurs. Il est facile d’épiloguer là-dessus dans la quiétude du cabinet. Dans le feu de l’action, et quand on se sent traqué par un ennemi invisible, aussi féroce que perfide, on est excusable de perdre la tête et de frapper au hasard. Les Arabes, après avoir promis fidélité à l’envahisseur, après les proclamations amicales et si humaines du général Caneva, n’avaient peut-être pas la même excuse.

Quoi qu’il en soit, il était inévitable, en ces conjonctures, que les Musulmans de l’Afrique du Nord fissent cause commune avec leurs coreligionnaires de Tripoli. Encore une fois, on a eu le tort, dans les sphères officielles, de ne pas le prévoir. Cependant des symptômes non équivoques auraient dû frapper les moins sagaces. Jamais nos journaux n’ont été plus lus, ni plus passionnément commentés par les indigènes que depuis le commencement de la guerre italo-turque. Eux si soumis d’ordinaire, ils étaient devenus insolens et provocateurs. A Alger, — chose inouïe, — je vis insulter des touristes qui traversaient la haute ville. Vraiment, il ne fallait pas être bien perspicace pour s’apercevoir que tous ces gens-là ne pensaient qu’à Tripoli. Dès le lendemain de mon arrivée, dans le cimetière d’El-Kettar, qui domine si pittoresquement le vallon de Bab-el-Oued, je fus accosté par un guide, un ancien tirailleur, décore de notre médaille militaire, qui me dit, avec une platitude et une dissimulation inimaginables :

— Ah ! les Arabes ! quels abrutis ! Ils croient que les Turcs vont chasser les Italiens ! Mais c’est les Italiens qui vont chasser les Turcs à coups de pied au… derrière !

Et il riait d’un mauvais rire, en me regardant.

A Tunis, la police savait que des officiers turcs avaient traversé la ville, qu’ils avaient parlé dans les mosquées et exhorté leurs coreligionnaires à la vengeance. Ils étaient très