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Manuce, on caressait des matières ivorines, marmoréennes, ligneuses, cristallines, — un régal du toucher. Nous sommes bien dans le lieu géographique, mais toute l’ambiance esthétique a disparu… Quand on lève les yeux sur les parois de la Scalcheria, vainement on cherche les manuscrits qui enchantaient l’Arioste ou Bembo, et quand on cherche, du pied, le fameux pavimento de faïence, couvert des devises des Gonzague, on ne trouve que du trèfle : il est dans un hôtel du boulevard Haussmann… Restituer l’art au sol qui l’a produit n’a un sens que si on lui restitue, du même coup, toutes les moissons de la même saison, tous les jaillissemens de la même source. Le remettre, là, quand tout est mort de ce qui l’avait fait naître, quand tout a passé de ce qui vivait de lui, c’est un simulacre vain : c’est rallumer, sur l’emplacement d’un temple rasé, un feu inutile…

Mais patience ! Le hasard qui s’amuse à reconstruire comme à détruire a, peu à peu, rassemblé les plus belles épaves d’Isabelle à Paris et les pousse insensiblement vers le Louvre, comme vers le port. Les mythologies de Mantegna, du Pérugin et de Costa, achetées par le cardinal de Richelieu peu après le sac de Mantoue, à quoi elles avaient échappé, et transportées au château du Plessis sont, de là, venues au Louvre. En 1707, la Vierge de la Victoire, enlevée par nos troupes à la chapelle de la Via San Simone, est venue les rejoindre. Les êtres qui entourèrent la grande marquise, qui firent partie de sa « collection d’âmes » se rapprochent aussi. Le portrait de son ami Baldassare Castiglione, par Raphaël, est au Salon Carré, tout près du lieu où n’est pas la Joconde. Le portrait d’une de ses admiratrices, la belle Lucrezia Crivelli, maîtresse de Ludovic le More, est dans la salle du bord de l’eau sous le nom de Belle Ferronnière. Le buste de sa sœur Béatrice d’Este est au rez-de-chaussée, dans la salle du bord de l’eau, dite « de Michel-Ange. » La voici enfin, elle-même, dans ce Paris qu’elle a tant désiré voir, dans ce Louvre dont elle a si souvent entendu parler, respirant cette atmosphère de sociabilité sans laquelle elle ne pouvait vivre. La seconde vie qu’un portrait donne à son modèle est quelquefois celle qu’il a rêvée.


ROBERT DE LA SIZERANNE.