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convoité. Comme la nature humaine est complexe, il arrive fort bien que le même amateur soit à la fois riche, avisé et amoureux, et qu’ainsi, il tire gloire aussi bien d’avoir payé un tableau très cher, — ce qui fait honneur à sa bourse, — ou très bon marché, — ce qui fait honneur à son flair, — et qu’après tout il ne déteste point absolument l’art qu’il prétend aimer. Mais il est bien rare qu’un de ces caractères ne domine pas tout à fait les deux autres et ne les subordonne pas jusqu’à les effacer entièrement. Les marchands, les prêteurs vivent grâce aux premiers ; ce sont les derniers qui font vivre les artistes, parce qu’ils forment celle atmosphère d’adoration et d’extase qui leur permet de respirer.

Isabelle d’Este était de ces derniers. Elle était obligée de compter, et de toutes les armes qu’elle employait pour conquérir les trésors de ses collections, l’or était certainement la plus faible. Elle brandissait la menace à l’occasion, étant à demi souveraine, souvent régente ; mais que pouvait la menace au loin ? Alors, elle se faisait toute petite, câline, prometteuse, éloquente, pathétique. Elle avait, partout, des correspondans et des pourvoyeurs : à Rome, Cristoforo Romano et Baldassare Castiglione ; à Venise, Zorzo Brognolo, Lorenzo da Pavia et Michèle Vianello ; à Bologne, Casio et son propre fils Ercole ; à Florence, Francesco Malatesta et Fra Pietro da Novellera ; à Ferrare, Zaliolo et Calipupi ; en France, parfois le même Zoliolo ; en Grèce, Fra Sabba da Castiglione. Occasionnellement, elle mobilise tous ses amis, dont elle a jusqu’en Irlande. Ce qu’elle a le moins, c’est de l’argent. Mais alors son génie supplée à sa bourse. Elle guette les ventes après décès, après révolutions ou après ruines, suit à pas de loup les armées en retraite, fond sur les cadavres avec une rapidité de gerfaut.

Tout sentiment se tait quand crie son désir. Elle aimait beaucoup son beau-frère Ludovic le More, qui avait voué un culte à sa sœur Béatrice d’Este, et qui partageait ses goûts d’art, de luxe et d’élégance. Elle avait fait, pour le maintenir sur le trône de Milan, tout ce qu’une femme pouvait faire et, en 1499, elle venait de le recevoir à Mantoue avec les plus grands honneurs, lorsqu’elle apprend sa chute et sa fuite devant les Français. Cette chute est définitive : il n’y a plus à espérer aucun retour de fortune, elle le sait. Aussitôt, elle écrit à Antonio Pallavicini, un de ceux qui ont trahi son beau-frère, afin que, dans le