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emportaient le tiers des habitans de Mantoue, sur un sol sans cesse ébranlé par le pas des invasions, sous un ciel sillonné par les foudres du Vatican, on commence à les regarder d’un autre œil et à ne plus les trouver si banales et si froides : elles ont la hautaine élégance d’un bouquet cueilli sous le feu de l’ennemi.

Elles ont, enfin, le charme d’une confidence. Elles ne sont pas faites pour le grand jour des expositions publiques, mais pour de toutes petites chambres à elle, bâties par elle, des Camerini, où n’entre que son intimité, qui ne sont guère plus grandes que de grands coffrets bleu et or, serrés dans un coin de l’immense Reggia, les coffrets des espoirs secrets et des paradis rêvés. Elle ordonne ses tableaux comme elle ordonne ses devises : ces mystérieuses imprese qu’elle met partout : au plafond, comme des constellations ; sur ses robes, figurées en perles, comme des broderies ; sous ses pieds, en des carreaux de faïence. Les artistes trouvent ses thèmes incompréhensibles : il lui suffit qu’elle les comprenne. Ils sont la langue conventionnelle des souvenirs, des désirs, des regrets, comme ces messages de soi-même à soi-même qu’on s’envoie à travers les années, en décorant, en rangeant les reliques de sa vie, les bibelots de sa chambre, selon un plan et un ordre que nul autre ne peut saisir… Prisonnière de son temps, prisonnière de son monde, rêvant d’horizons de justice et de bonté qu’elle ne peut apercevoir que dans le pays des dieux, elle couvre les parois de son boudoir d’inscriptions, de devises, d’images, comme font les prisonniers les murs de leur prison : — inscriptions sans doute plus joyeuses et plus calmes que celles de son malheureux beau-frère, Ludovic le More, sur le cachot de Loches, mais témoignant, tout de même, d’un immense désir d’expansion, coups de griffe de la Chimère, qui se heurte à ces parois… Est-ce, là, vraiment le rôle de l’Art ? Non, sans doute, mais c’est un rôle encore très haut et très rare. On ne peut qu’admirer une si touchante erreur.


II. SES PORTRAITS

On juge, par là, de ce que devaient endurer ses portraitistes Faire le portrait d’une belle dame est toujours une entreprise hasardeuse : elle devient tout à fait désespérée, si cette belle