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cuire sa soupe sur un petit fourneau et qui se défend, comme il peut, en lui envoyant sa malédiction… Au premier plan, un petit lapin, les oreilles droites, attend que tout ce vacarme ait cessé pour sortir de son trou. Or, ce rocher, c’est le Parnasse, ces pensionnaires sont les neuf Muses, le pauvre harpiste est Apollon qui joue de là lyre et le cheval velu est Pégase, mené par Mercure, dont le fouet est un caducée… Quant aux deux amoureux perchés sur l’arche montagneuse décorée, en cette occasion, comme nos estrades pour bals populaires au 14 juillet, ils figurent Mars et Vénus, tandis qu’il faut voir, dans le malheureux visé par la sarbacane d’un gamin, Vulcain que bafoue Cupidon…

La grâce infinie des gestes, la cadence parfaite des bras et des jambes, le souple déroulement des écharpes, l’équilibre harmonieux des groupes ont sauvé le ridicule de cette affabulation. Le thème idéographique disparait : on ne ressent plus que le rythme des formes, — et ce rythme est divin. Il divinise une des passions d’Isabelle d’Este et l’un de ses triomphes : la Danse, — cette musique des gestes, qu'elle apprenait dès l’Age de six ans avec le juif Ambrosio, à onze ans avec le fameux Lorenzo Lavagnolo, qu’elle étudiait dans le Trattato di Ballo, dans le Ballerino perfetto, qu’elle pratiqua presque toute sa vie. Que ce soit ou non son visage, cette figure centrale : la Muse vue de face, les mains passées derrière le dos, c’est sûrement sa passion qui agite tout le groupe divin et lui fait effleurer le sol de ses dix-huit pieds aux pointes frémissantes et tactiles. Jamais, peut-être, par aucun peintre, et non point même par Raphaël, l’« esprit » de la Danse ne fut si spirituellement rendu. Et pourtant, il suffit qu’Isabelle d’Este ait passé par là, pour que l’œuvre soit moins parfaite que telles autres œuvres de Mantegna. Les faiblesses du peintre coïncident exactement avec les figures symboliques et surérogatoires : elles viennent donc des exigences de la souveraine.

Aussi, les peintres, d’un bout à l’autre de la péninsule, s’efforcent d’y échapper. Éperdus de joie, tout d’abord, à l’idée d’être sollicités par une si grande et si savante dame, pour la décoration de sa Grotta, dès que ses ordres leur arrivent, les voilà dans la consternation. « Je suis allé chez le Bellini ces jours-ci, lui écrit Pietro Bembo, dans une lettre datée de Venise, il est parfaitement disposé à servir Votre Seigneurie, à la condition qu’elle envoie les mesures de la toile. Il faut que