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dans le cercle de feuillage que lui tend un petit amour ailé tenu debout sur les genoux d’une autre dame.

Tout autour, un cercle de vieux Turcs et de jeunes troubadours. Les uns, debout, jouent de la viole, de la lyre ou du monocorde ; les autres assis, tâchent d’écrire quelque chose sur leurs tablettes, malgré la grande incommodité de leur posture. Pendant qu’ainsi ces gens se divertissent, deux personnages guerriers, placés en grand’garde, à droite et à gauche, au bord du tableau, veillent à ce que nul n’approche : l’un, costumé en soldat romain, a été armé d’une longue hallebarde dont il semble se servir un peu à tort et à travers, car il a cassé une branche d’arbre et coupé la tête d’un chien, — ce dont il semble très malheureux… L’autre, une femme armée d’un arc et d’une flèche, surveille ce qui se passe au dehors, prête à intervenir. En contre-bas, à l’arrière-plan, un parti de cavaliers, bardés de fer, en attaque un autre, cependant qu’à quelques pas, des voyageurs causent paisiblement en débarquant d’une nef dont on cargue les voiles. Enfin, sous les bois, entre les fûts des saules, des lauriers ou des palmiers, de lointaines figures se poursuivent ou se joignent en des gestes d’amour.

Tel est l’aspect de cette peinture, qu’on appelle tantôt le Triomphe de la Poésie, tantôt la Cour d’Isabelle d’Este. Les deux titres se peuvent soutenir, et bien que l’affabulation soit infiniment plus compliquée qu’un simple Triomphe de la Poésie, il est probable que les personnages ainsi déguisés sont les familiers de la grande marquise. « Et ne pense point, dit Castiglione, que jamais ailleurs ait été si bien goûté le plaisir et douceur qui provient d’une chère et aimable compagnie… » Il y a beaucoup de chances pour que le guerrier romain, à l’avant du tableau, qui manie sa hallebarde comme un râteau, soit ce Castiglione lui-même, ce diplomate aux yeux bleus et à la barbe blonde qui remplit de son doux et triste regard tout le Salon Carré… Et au second plan, qui peut bien être ce musicien, coiffé d’un turban et armé d’un monocorde, qui retourne vers nous sa longue barbe pointue pour montrer, du bout de son archet, ce qui arrive à la marquise ? C’est la vision prophétique d’un Pietro Bembo, vieilli, devenu vénérable, ayant cessé de jouer et de chanter aux pieds des belles dames de son temps, auquel il suffira d’ôter ce turban et de mettre un chapeau pour en faire un cardinal… Et si le peintre avait serré d’un