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suffisante pour satisfaire chez eux le sentiment national, excité autrement qu’en Turquie, mais non pas avec moins de force. L’Italie ne songeait nullement, il y a quelques semaines, à s’emparer de la Tripolitaine. Le gouvernement y pensait sans doute ; il faut bien le croire après l’événement accompli ; mais les préoccupations immédiates du pays étaient ailleurs et la conquête de Tripoli était dans les esprits comme un idéal éventuel, destiné à se réaliser un jour ou l’autre, dans un avenir indéterminé. Il y a ainsi, au fond de l’âme des nations, des pensées dormantes, parfois même d’un sommeil séculaire et profond, qui se réveillent soudain, à un premier coup de clairon, avec une puissance d’explosion à laquelle rien ne résiste. C’est ce qui vient d’arriver en Italie. Lorsque la nouvelle s’est répandue que le gouvernement avait préparé en silence une expédition à Tripoli et qu’il était même en voie de l’exécuter, on ne s’est pas demandé si l’entreprise serait facile, si elle ne coûterait pas cher, si elle ne risquait pas de provoquer des complications européennes : ces questions se sont posées peut-être à quelques esprits froids et réfléchis, mais l’enthousiasme populaire les a considérées comme résolues et ne s’y est pas arrêté. Des souvenirs lointains, très lointains, ont sollicité et entraîné ces imaginations latines, après y être restées comme en dépôt pendant des siècles : l’Afrique est le pays des mirages et elle en offre de si glorieux ! C’est sans doute pour ce motif que le gouvernement allemand a senti vite que l’Italie lui avait définitivement échappé et qu’il serait vain de vouloir la retenir. Il a témoigné beaucoup de mauvaise humeur, si on en juge par la lecture de ses journaux, mais c’est la seule satisfaction, ou consolation, qu’il ait donnée et sans doute qu’il pouvait donner à la Turquie.

Au reste l’entreprise italienne a soulevé partout, sauf en France, des récriminations très vives, et il faut bien avouer qu’elle a manifesté la plus parfaite indifférence des principes les plus élémentaires du droit des gens. Mais quoi ! Tant d’autres violent ces principes, tout en prétendant les respecter et y mettre des formes protocolaires que nous ne ferons pas un grand crime à l’Italie de son absence complète d’hypocrisie. Le monde actuel est, hélas ! celui de la force pure : les pacifistes sont les seuls à l’ignorer et il faut qu’ils y mettent un aveuglement bien obstiné. Au surplus, nous avions des engagemens réciproques, l’Italie et nous : elle avait tenu les siens, nous devions tenir les nôtres et, laissant à l’avenir les soins qui lui appartiennent, nous montrer dans le présent amis loyaux et fidèles. La presse anglaise et la presse autrichienne, la seconde surtout, n’avaient pas à tenir