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situation de ce genre ? S’il l’a cru, nous espérons bien que l’avenir lui donnera tort.

Parlerons-nous de la grande manifestation des socialistes ? Les journaux ont varié beaucoup sur le nombre des personnes qui y ont pris part, mais elle a été imposante, et tous ceux qui ont vu les millions de mains qui se sont levées, par un mouvement unanime, pour voter la motion proposée contre la guerre ont éprouvé la secousse intérieure que donne le spectacle imprévu d’un élément déchaîné. Le calme parfait de ce meeting tenu en plein air, où la police était faite par les manifestans eux-mêmes, ajoutait encore à la manifestation quelque chose de plus impressionnant. La motion votée condamnait la guerre, en assurant qu’elle était fomentée par des capitalistes avides et par des fabricans de plaques de blindage ; elle affirmait enfin que, si la guerre éclatait, les socialistes s’y opposeraient par tous les moyens. Que valent les motions de ce genre ? Nous ne voulons pas leur donner plus d’importance qu’elles n’en ont ; nous restons convaincus qu’en cas de guerre, les socialistes allemands et les socialistes français marcheraient vaillamment les uns contre les autres et feraient leur devoir ; mais que n’aurait-on pas dit en Allemagne si, — par impossible, car l’opinion ne l’aurait pas tolérée en ce moment, — la manifestation socialiste avait eu lieu à Paris au lieu d’avoir eu lieu à Berlin ? On n’aurait pas manqué d’y voir et surtout d’y montrer une preuve éclatante de la décomposition politique, morale, militaire, où était tombé le peuple français tout entier ; on aurait dénoncé notre décadence, notre déchéance ; on aurait enfin montré avec orgueil la paille qui est peut-être dans notre œil sans voir la poutre qui est dans d’autres. Si on renonce à la comparaison, c’est qu’elle serait aujourd’hui tout à notre avantage : jamais, en effet, on nous permettra de le dire, la tenue du peuple français n’a été meilleure et plus exemplaire. Il entend fort bien les bruits de guerre qui passent sur sa tête, mais il ne s’en émeut et ne s’en trouble en aucune manière, et il continue de vaquer à ses affaires dans un calme parfait. Advienne que pourra : il est prêt à tout. Il est pacifique ; la paix correspond à ses désirs comme à ses besoins ; pour la maintenir, il fera des sacrifices, pourvu que ces sacrifices ne portent pas atteinte à ses intérêts primordiaux et à sa dignité. En attendant, il travaille. On aurait pu craindre pour lui la contagion de la panique allemande ; il y a échappé : le mouvement s’est arrêté à la frontière. Nous ne triompherons pas de ce parallèle : qui sait, en somme, s’il se maintiendrait longtemps dans les mêmes conditions ?