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faut, à Paris, et prenant les altitudes de Chatterton ou d’Antony, répétait tous les soirs son lugubre refrain : « Voilà qui est bien décidé, je me tuerai demain ! — Eh bien ! c’est ça, appuyait Fargueil, n’oubliez pas de remettre toujours la chose à demain. » Un soir, fatiguée d’entendre cette sempiternelle antienne dans ce foyer où pétillaient d’ordinaire les joyeux propos, elle feignit d’abonder dans le même sens, et encouragea son admirateur à se tuer, mais à se tuer d’une manière éclatante : « À votre place, conclut-elle, je le ferais ici, dans ce foyer, ce soir même. — Oui, dit-il, mais où trouver un pistolet ? » Calvimont, qui était dans le complot, reprit : « Un pistolet ! Comme je rentre tard chez moi, j’en ai toujours un dans ma poche. » Berthaud demande l’arme, le royaliste invoque les principes chrétiens, se fait un cas de conscience de faciliter le suicide d’un ami. Nouvelles instances du poète ; l’autre ouvre sa redingote, et, affectant de détourner la tête, tend le pistolet au désespéré, qui pâle, mais résolu, porte le canon à sa bouche et appuie le doigt sur la gâchette. Rien ne partit, qu’un éclat de rire ; le pistolet était en chocolat ; Berthaud renonça au suicide et se décida à attendre la mort naturelle qui arriva huit ans après, trop tôt peut-être à son gré.

Béranger venait souvent au foyer du Vaudeville avec le vaudevilliste Rochefort ; un auteur ayant vidé sa poche à fiel contre une foule de confrères, Rochefort, quand il fut parti, remarquait : « Tudieu, voilà un petit camarade qui vous a bientôt fait dix imbéciles. — C’est neuf de plus que n’en a fait son père, » ajouta Béranger.

Le foyer du Gymnase a presque toujours été à la mode : beaucoup de jolies actrices, d’auteurs, de mondains lettrés, qui se recherchent, s’attirent et se retrouvent avec plaisir, un tel assemblage doit forcément produire ce résultat : le charme de la conversation, avec ses dépendances et ramifications à l’infini. Ce foyer avait ses fidèles, ce qu’on pourrait appeler ses immeubles par destination, ou, comme on disait au XVIIIe siècle, ses pagodes : à côté de ceux-ci une foule de nomades qui faisaient la navette entre le Gymnase, le Vaudeville, les Variétés, l’Odéon. Citons quelques noms parmi les anciens, ceux qui font figure avant 1860. Aude qui fut le créateur des exhilarans Cadet-Roussel et des Madame Angot, comme Dorvigny fut le père des Jocrisses : on sait, que les Cadet-Roussel et