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Ces bons papas du corps de ballet le comblent de petits présens et de bonbons, et paient souvent des leçons particulières. L’un d’eux me dit un jour : « Croiriez-vous que je ne me tire jamais des étrennes de ces dames à moins de 15 ou 20 000 francs. C’est pour moi une occupation de quinze jours que de leur chercher des cadeaux variés, et qui cependant, par leur prix, ne fassent pas de jalouses. » La tendresse banale de ces assidus de coulisses invente souvent des sobriquets pour chacune ; par leur générosité, leur galanterie, et par leurs soins de tous les jours, ce sont les amis de la maison. D’autres habitués ont des mœurs toutes différentes : à toutes les représentations, vous les trouvez causant avec la même figurante et, le plus souvent, à la même place, loin du bruit, du regard et des lumières ; il s’improvise ainsi de petits boudoirs dont on respecte le mystère… Pendant les représentations, il se célèbre souvent de petites fêtes intimes dans les loges des chœurs ou du corps de ballet ; un de ces amis de la maison fait les frais du gai festin ; tantôt ce sont des marrons et du cidre, plus souvent des glaces, du punch et des gâteaux ; c’est ainsi que les demoiselles de l’Opéra ne manquent jamais de célébrer dans plusieurs loges la Sainte-Catherine… Il est même des habitués privilégiés qui, pendant la représentation, et après le lever du rideau, prolongent toute la soirée sur le théâtre… »

Jadis, les premières loges avaient des titulaires portant des noms illustres : marquise de Gontaut-Biron, Mmes de Vatry, Schickler, James de Rothschild, les duchesses de la Rochefoucauld, d’Istrie, de Trévise, d’Albuféra, de Dino, etc. La grande avant-scène de gauche formait la loge royale, celle d’en face appartenait à la marquise Aguado, toujours entourée des plus jolies femmes de la colonie espagnole. La grande baignoire de gauche du rez-de-chaussée était dite « Loge infernale, » parce que ses abonnés, membres importans du Jockey-Club, déchaînaient à leur gré bravos ou sifflets sur les artistes ; c’était, sous Louis-Philippe, MM. d’Albon, de Gontaut-Biron, Frédéric de Lagrange, Achille Bouchez, Lherbette, Auguste Lupin, Paul Daru. En 1837, lorsqu’on apprit le départ de Taglioni, ses partisans projetèrent une grande manifestation où l’on réclamerait la tête de Duponchel, l’affreux directeur qui… Une tête d’homme coupée, — en carton, — serait jetée sur la scène par les lions de la loge infernale. La salle était comble, les Elssleristes