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Ce qui ne l’empêcha point de mourir pauvre et oubliée.

On raconta qu’elle avait, en 1794, agréé les hommages d’un terroriste, et comme elle demandait ce qu’il lui enverrait pour ses étrennes, il aurait répondu : « Je te donnerai la vie ! » C’est bien invraisemblable, et cela a tout l’air d’un mot fabriqué après coup ; tout au plus a-t-il pu être dit sous forme de plaisanterie.

Le duc de Berry, les nababs, titrés ou non, de 1814 à 1830, continuent la tradition des fastueux adorateurs. Puis survient la révolution de Juillet : les amateurs de paradoxes affirment qu’elle a été faite contre les danseuses, et prêtent à celles-ci une protestation indignée que Mme Cardinal eût signée sans réserves. À les entendre, l’Opéra s’est fait pot-au-feu, la vertu s’y installe avec le mariage, faute d’admirateurs capables d’actions magnifiques : « Bonsoir, révolution de Juillet ; économise, rogne, taille, écris ta dépense, pullule, engendre des petits êtres libéraux, à qui tu apprendras l’horreur des abus et des danseuses ; nous n’avons rien à démêler avec toi ; nous allons seulement t’imiter. » Bref, ces dames reprennent le thème d’un courtisan de l’ancien régime : « Les abus ! mais c’est ce qu’il y avait de mieux ! Je suis un abus, moi ! » N’en croyez rien, ou du moins ne croyez tout ceci qu’à moitié. On se marie un peu à l’Opéra, mais le plus souvent les mariages sont des unions de la main gauche. Une danseuse mariée sent mauvais, affirme Roqueplan ; et par là il entendait le mariage légitime.

Le foyer, après 1830 surtout, devient un salon, et sans doute les mères regrettent le temps où c’était un bazar ; tout autour de la pièce sont disposées des barres d’appui permettant à ces dames de faire un peu de gymnastique préparatoire. Pas de fauteuils, ni de canapés[1] ; et cette lacune rend la causerie bien plus difficile ; le corps a besoin de toutes ses aises pour ne pas entraver les élans de l’esprit ; seul, un courtisan peut se soumettre à cette discipline, sans que ses facultés s’altèrent. On ne peut pas dire : point de sièges, point d’esprit ; mais il faut dire : point de chaises, moins de causerie. Essayez donc de suivre une conversation avec une coryphée qui lève sans discontinuer le pied à la hauteur du nez, ou avec une chanteuse qui, afin d’éviter un rhume, tient sa bouche close avec un mouchoir !

  1. Toutefois, à l’ancien Opéra, on pouvait s’asseoir sur une banquette recouverte d’un velours rouge usé.