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voyageur ennuyé des chefs-d’œuvre classiques de l’Italie. »

Je n’ai pas trouvé le Café des Fossés dont parle l’auteur de Lélia dans ces curieuses lettres qu’elle écrit, au printemps de 1834 « à un poète, » comme dit la table des matières du livre, et dans lesquelles, avec une magnifique inconscience, elle lui parle du « docteur » et du déjeuner qu’elle fit avec lui, à cette auberge de Bassano « sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excellent, du beurre des montagnes et du pain anisé. » Elle invite Musset à un pareil déjeuner, en ce même lieu, plus tard… « Dans ce temps-là, tu sauras tout ; la vie n’aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir ; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle… » Puis, elle part vers le Tyrol ; il semble qu’elle veuille gravir des montagnes inaccessibles, franchir des cols inexplorés. En réalité, elle alla jusqu’à Oliero, à douze kilomètres de Bassano ; et, par Possagno, qui lui fournit l’occasion de tirades sur Canova, elle revint à Trévise, dans une voiture traînée par des ânesses, assise entre des chevreaux qu’un paysan transportait au marché. Elle déclare avoir dormi fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le lendemain sous le couteau du boucher. « Cette pensée, ajoute-t-elle, m’inspira pour leur maître une horreur invincible et je n’échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin. » Dans l’œuvre de George Sand, j’ai toujours eu un faible pour ces lettres vénitiennes, écrites à trente ans, confidences d’un esprit souffrant que torture le doute. Au milieu de mille dissertations sur les sujets les plus divers, on assiste, dans leur sincérité émouvante, aux constantes luttes d’une âme passionnée contre les entraves de la société et les servitudes de l’opinion. On y trouve déjà cette idéalité voluptueuse, qui est au fond de toute son œuvre comme de toute sa vie, et surtout son ardent amour pour la nature. Toujours elle préféra aux émotions artistiques celles que donne la beauté des choses. « Les créations de l’art, dit-elle dans une de ces Lettres d’un voyageur, parlent à l’esprit seul, et le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration, l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et dans les nerfs, en même temps