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villas et de bourgs groupés autour des campaniles. Les versans sont couverts des vignobles célèbres qui donnent un vin légèrement pétillant et parfumé ; nulle part les vignes ne sont mieux cultivées qu’autour de Conegliano, très fière de son école royale de viticulture. Au loin, le soleil qui meurt dore un de ces gros nuages cotonneux où les Grecs croyaient que les immortels se cachaient pour traverser l’azur et qui servirent ensuite aux peintres de toutes les écoles pour représenter les scènes où Dieu descend sur terre. Les rayons glissent entre les créneaux et les arbres comme des écharpes de rêve. Les cimes des hauts cyprès, sous le vent qui peu à peu s’apaise avec le soir tombant, se balancent à peine sur le ciel éblouissant, pareilles aux agrès d’un navire doucement bercé par une mer calme. C’est l’heure irréelle où les choses se parent de toutes les gammes lumineuses du rose, de ce rose fugitif et passager, qui n’est pas une vraie couleur et rappelle la teinte incertaine de ces fleurs si peu colorées qu’elles semblent, dans un bouquet de fleurs rouges et blanches, comme un reflet adouci des unes et des autres.

À travers ses grilles, la cour intérieure du château sourit si aimablement que j’ai envie d’y pénétrer. Une légère buonamano a raison des scrupules du gardien. Nous pourrons rester jusqu’à la nuit dans ce vieux jardin si évocateur avec ses cyprès, ses lauriers-roses, ses murailles de briques rouges qui s’avivent encore aux dernières lueurs du jour. Les allées sont étroites et mal entretenues ; mais, peu à peu, le jardin s’agrandit. Une brume impalpable monte de la terre chaude, estompe graduellement les formes, met comme du mystère autour de nous. Avec l’ombre, l’amour prend je ne sais quelle subite gravité ; les mains s’étreignent avec plus d’émotion. Dans le silence des choses, on ne parle plus. Ah ! langueur des soirs italiens dans les parfums ! Ah ! douceur d’être deux quand tout s’efface et semble mourir pour quelques heures ! Sans un cœur près du mien, je ne pourrais pas attendre la nuit dans ce jardin. Et je songe encore au vieux Dumas qui, à la fin de son Voyage en Suisse, arrivé au bord des lacs d’Italie, éprouve, dès le premier soir, l’effroi de la solitude et trouve alors cette jolie formule : « Espérer ou craindre pour un autre est l’unique chose qui donne à l’homme le sentiment complet de sa propre existence. » Dans le tumulte et l’agitation des jours, nous pouvons ne pas