Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/845

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moyen âge, et j’ai déjà cité le curieux récit où Pétrarque raconte au cardinal Jean Colonna son ascension du Ventoux. Jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, on ne s’avise guère de la beauté des régions alpestres, et tout le massif du Mont-Blanc était désigné sous le nom vague de glacières. Il faut arriver à Ruskin pour trouver un artiste et un écrivain qui ait vraiment senti et passionnément aimé la montagne. Rien n’est plus émouvant que cette rencontre de Ruskin et des Alpes, sur la terrasse de Schaffouse, un soir de l’été de 1833. Cinquante ans après, quand Ruskin en parlait, il avait encore un tremblement dans la voix. Il poussa même à l’extrême cette passion, quand il voulut lier l’histoire des sommets de la terre à l’histoire des sommets de la pensée. « Il n’y a pas un coin de terre grecque ou latine, déclare-t-il, d’où l’on n’aperçoive pas de montagnes : presque toujours elles forment le trait principal du paysage ; les profils de celles de Sparte, Corinthe, Athènes, Rome, Florence, Pise, Vérone, sont d’une beauté consommée ; et quelque aversion que puisse avoir l’esprit des Grecs pour la rudesse des cimes, le fait qu’ils ont placé le sanctuaire d’Apollon sur les rochers de Delphes et son trône sur le Parnasse prouve qu’ils attribuaient le meilleur de leur inspiration intellectuelle à l’influence des sommets… »

Pour en revenir à la peinture, il est certain que la haute montagne ne s’y prête guère ; elle manque d’inachevé, d’incertain, d’infini ; elle a trop de détails précis où s’arrête l’œil. Elle limite la vue et le rêve. Et surtout ses couleurs sont trop crues et trop uniformes. Mais il faut justement mettre à part ces Dolomites, si variées de forme, si lumineuses, si diversement colorées à chaque heure du jour, si transparentes parfois ; le long de leurs parois lisses et verticales, le regard et la pensée montent facilement vers l’azur.

Parmi les peintres vénitiens qui sont presque tous des pays de terre ferme et souvent de la région des premiers contreforts alpestres, Titien est le plus septentrional. Il est né aux confins du Tyrol, dans une contrée élevée et très accidentée. Un géologue anglais, M. Gilbert, prétend avoir identifié, en explorant le Cadore, toutes les crêtes que l’on aperçoit dans son œuvre. Il y a là, je crois, beaucoup d’exagération ; mais il n’est pas douteux qu’on trouve, dans ses dessins et dans ses toiles, sinon des reproductions exactes, tout ou moins de nombreuses