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que je croise sur la route n’ont pas changé depuis le temps où il les peignit ; ils se meuvent en quelque sorte dans l’éternel, suivant un rythme séculaire. Ils ont toujours la tête forte et la barbe puissante de ses apôtres. À l’auberge, un notable de la ville qui discutait avec un de ses fermiers, avait les traits nobles, le vaste front, le poil rude, le regard vif que Titien se donna dans ses portraits de Florence et de Berlin. Ah ! comme celui-ci est bien de cette race qui, sur la route de Venise à Augsbourg, joint l’énergie du Nord à la finesse méridionale, de ce pays où l’air vif, les habitudes de travail et de frugalité donnent de robustes santés. C’est bien un fils du Cadore, et ses compatriotes ont le droit de l’honorer. Après avoir mis une plaque sur l’humble maison où naquit « celui qui par l’art prépara l’indépendance de sa patrie, » ils lui élevèrent un monument sobre et de bon goût, — une des meilleures statues modernes que je connaisse, — avec cette simple inscription : « À Titien, le Cadore. »

La contrée n’est pas riche en œuvres du maître ; il n’y a guère que la Sainte Famille de l’église de Pieve qui puisse assez vraisemblablement lui être attribuée. La tradition locale y reconnaît les membres de sa famille : la Madone serait Lavinia, dont nous connaissons le visage et les belles formes par d’autres toiles, Saint Joseph son père, l’évêque son fils Pomponius et le clerc Titien lui-même ; sur ce dernier point, aucun doute : c’est bien le peintre tel qu’il s’est également représenté dans le portrait de Madrid. Cavalcaselle et Crowe pensent que cette toile est plutôt de son fils Orazio. C’est possible, car l’ensemble est assez médiocre. Mais pourquoi gâter la tradition ? Et puis, qu’importe ? À Pieve, je ne suis pas venu chercher ses tableaux, mais son pays, le pays sur lequel ses yeux s’ouvrirent à la beauté du monde, où son âme d’artiste s’éveilla. C’est ici qu’il vécut dans les champs et les bois qui sont, pour qui les comprend, la meilleure école de vérité et de simplicité. La nature a toujours enseigné le goût du sincère, la haine de la recherche, du factice et du maniéré ; et, plus que l’illustre portraitiste de tant de têtes couronnées, j’évoque ici celui qui, l’un des premiers, l’aima et la peignit avec toute sa foi et toute son ardeur de paysan.

Nul, avant lui, n’avait autant étudié la montagne. Je ne dis pas qu’il fut un peintre de montagne et qu’il ait peint celle-ci