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de soufre, Titien avait la nostalgie de ces montagnes, de ces forêts, de ces prairies si reposantes aux regards fatigués ! Pareil à ce prisonnier, dont parle Milton, qui s’évade un matin d’été et aperçoit dans la campagne mille choses qui le ravissent et qu’il n’avait jamais remarquées, il éprouvait comme une joie d’enfant à découvrir de nouveau la nature. En sortant de chez lui, il trouvait le sentier de la colline qui domine tout le cirque de Pieve et porte l’antique citadelle, gardienne du Cadore. Des chemins qui en font le tour, on a une série d’échappées sur les vallées que commande la ville et qui s’allongent, à perte de vue, entre de hautes murailles vertes ; la plus grandiose est celle de la Piave dont on peut suivre très loin le clair sillon. De nombreux villages s’échelonnent comme des grains de corail le long du ruban blanc des routes qui vont vers Cortina, vers Bellune ou vers Auronzo. Toutes les pentes sont tapissées de prés et de bois. La campagne n’est pas divisée en champs de cultures diverses ; elle ressemble à un grand parc qu’un riche propriétaire aurait dessiné ou plutôt conservé intact, tel que la nature le fit. Derrière les premiers coteaux, les montagnes surgissent, grimpant les unes au-dessus des autres. Et, vers le Nord, les dominant toutes, se dressent les cimes dolomitiques de la chaîne des Marmarole,


le Marmarole care al Vecellio,


comme les appelle Carducci, gigantesque barrière de trois mille mètres qui protège Pieve contre les vents froids.

Ces Marmarole, Titien pouvait les contempler des fenêtres mêmes de sa maison. Par-dessus les toits du village et les premières hauteurs boisées, leurs arêtes vives se découpent sur le ciel d’une luminosité intense. Il les voyait se vêtir dans l’aube de teintes pâles aux tons laiteux, et, le soir, flamboyer au crépuscule avec des reflets d’incendie. Mais ce n’étaient point seulement ces cimes dentelées qui séduisaient et hantaient son imagination. Tout le paysage cadorin revit dans ses œuvres. Si on les regardait attentivement à ce point de vue, on verrait qu’il en a reproduit un peu tous les aspects : les rocs à pic où s’accrochent de maigres sapins, les riantes prairies en fleurs, les bois sombres, les villages sur les hauteurs ou le long de la Piave, et surtout les beaux types d’hommes forts et musclés des montagnards adonnés à l’exploitation des forêts. Les paysans