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s’arrêtaient à Dijon, Lyon ou Avignon pour gagner, — en vendant des esquisses ou des portraits, — l’argent nécessaire à la continuation du voyage, et s’approchaient peu à peu, étape par étape, de la terre promise, avec une ferveur d’autant plus grande qu’ils avaient plus souffert et plus attendu…

Pour une fois, faisons comme eux et franchissons à pied les trente kilomètres qui séparent Cortina de Pieve. Rarement meilleure occasion se présentera. La journée s’annonce lumineuse et fraîche ; la route, qui suit constamment le cours de la Boîte, est ombragée et sans cesse variée. Quelle joie juvénile de marcher ainsi, dans le matin nouveau, tantôt le long des prairies d’un vert uni qui revêtent le sol comme d’un riche velours, tantôt au milieu de forêts où le mélèze et le sapin alternent leurs feuillages si différens ! On passe au pied du Sorapiss dont la crête dentelée marque la limite de l’Autriche et, très vite, on est à la frontière. À mesure que l’on descend s’accroît l’impression d’être en Italie. Les populations vivent dehors, sur le chemin ; on les sent heureuses de pouvoir rester ainsi, au grand soleil, avant les rigueurs de l’hiver. Les arbres fruitiers commencent. Des champs de luzerne et de trèfle sont tout roses sous la lumière. Les maisons, les villages se rapprochent. Et pourtant, nous sommes toujours en haute montagne, à mille mètres. Le contraste est délicieux entre le fond de cette vallée et les rudes monts qui la bordent. Comment ne pas en sentir le charme prenant ? Je me rappelle que, quelques mois avant sa mort, Courajod aimait à dire son admiration pour ces régions : « Goûtez, savourez ce paysage incomparable que ce cuistre de Winckelmann n’a pas su comprendre. Un de mes plus grands griefs contre lui et sa bande de sectateurs, c’est la méconnaissance des grâces du Tyrol et de l’Italie commençante. »

La route, notamment à San Vito et à Venas, où elle est resserrée entre les contreforts du Pelmo et de l’Antelao, traverse d’étroits défilés riches en héroïques souvenirs. Toute cette région du Cadore fut vraiment admirable d’indépendante fierté. Son unité de langage, de coutume et de sentiment en fit de tout temps comme une petite république alpine. Elle dépendit d’abord du patriarche d’Aquilée. Quand celui-ci fit sa soumission à Venise, le Sénat l’invita, elle aussi, à se soumettre. Par intérêt et même par sympathie, les Cadorins ne demandaient