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qui siège à la Chambre des Lords, ou de cet autre auquel son savon frelaté a permis de devenir lord Radmore. On pourrait suivre les progrès de son ascension à ses changemens de résidence. De son logement de boutiquier, il est passé dans une ville de la banlieue de Londres, puis dans une grande maison de campagne, puis dans un country-seat historique, un manoir où il exerce les prérogatives du seigneur traditionnel ; et nous le voyons enfin occupé à l’édification d’un colossal palais qui écrasera le paysage et proclamera la suzeraineté incontestée de ce roi de l’industrie et de la finance. Il s’est progressivement adapté aux exigences de sa fortune, initié aux rites de la « Quality. » Il est prêt à réconcilier en lui, après tant d’autres, les deux grandes forces de stabilité et de mouvement qui se partagent l’Angleterre :


… Et puis nous avons notre place à prendre dans le vieil ordre anglais… Tu te rappelles le poème de Kipling, celui où il y a la comparaison avec une roue de moulin ! Ce qu’il a fait de plus épatant ! C’est ça qui m’a fait acheter le manoir… Nous aurons à conduire le pays ; il est à nous… L’organiser, en faire quelque chose de scientifique, de moderne… Les affaires, l’initiative, la méthode… Y mettre des idées, comme qui dirait l’électricité dans un vieux chemin de fer… toutes sortes de développemens. J’ai causé l’autre jour à lord Boom… Le monde organisé comme une affaire ! Nous ne sommes qu’au commencement…

Il tomba dans une méditation profonde.

— Il y a lord Boom… dit-il, du fond de sa rêverie.

Puis, après un silence : C’est admirable, George, le vieux système anglais ! C’est stable, c’est rassis ; et les hommes nouveaux peuvent y trouver leur place. Oui, nous montons et nous prenons notre place. C’est une chose naturelle, presque attendue. C’est ça, la différence de notre démocratie avec les États-Unis. En Amérique un homme réussit : tout ce qu’il gagne, c’est de l’argent. Mais ici il y a un système, et qui est ouvert à tout le monde… Des types comme Boom, qui ne sont sortis de rien[1]


Il envisage la pairie. Et l’impitoyable ironie de son neveu jonc férocement avec sa chimère, l’accable de ses sarcasmes : quel titre prendra-t-il ?


Pourquoi ne pas emprunter une idée à un pamphlet socialiste que je lisais hier ? Le type disait que nous sommes en train de nous délocaliser. Le mot n’est pas mal — délocalisé ! Pourquoi ne seriez-vous pas le premier pair délocalisé du royaume ? Ça nous donnerait… Tono Bungay. Vous savez qu’il y a un Bungay quelque part. Lord Tono de Bungay…, en bouteilles partout… Hein ?

  1. Nous empruntons la traduction de ce passage à l’étude citée de M. André Chevrillon.