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vêtemens, l’aménagement de nos maisons, notre alimentation le préoccupent outre mesure, et il ne doute pas que toute notre vie morale ne dépende de ces conditions-là. Certes elles n’y sont point indifférentes ; mais, sans les négliger, reconnaissons qu’elle les domine. Elle obéit à d’autres lois, plus intimes et plus profondes. Il est même nécessaire qu’elle manifeste au besoin son indépendance et proclame sa suprématie : c’est le sens et le rôle de l’ascétisme, qui a tant d’excès contraires à compenser.

M. Wells a étrangement simplifié tout cela. Il tranche et taille dans la réalité, dans la vie, comme dans une matière indifférente que sa main peut travailler suivant les indications de la raison pure. Il fait bon marché de tous les efforts humains qui procèdent de sentimens spontanés et d’énergies instinctives, qui traînent après eux tant d’élémens irrationnels : désirs, sentimens, passions, intérêts immédiats, habitudes, etc. Il méconnaît que la vie déborde de toutes parts l’intelligence, que celle-ci n’est aucunement qualifiée pour gouverner la vie, qu’elle est la faculté de comprendre l’ordre des phénomènes, de constater ce qui est, d’y adapter et conformer notre ingéniosité pratique, notre activité mécanique : elle est l’agent du progrès matériel. Le progrès moral a son principe au-dessus d’elle : son développement et ses lois se manifestent dans la partie de la vie qui lui échappe. Il fait table rase du passé comme si le passé se laissait supprimer ailleurs que dans les abstractions de nos raisonnemens ! Il n’a ni hésitation, ni scrupule. « Tout a été absurde jusqu’à moi, H. G. Wells, qui, le premier, vois cette absurdité totale, la condamne et propose le moyen de la supprimer. » Cela est bien difficile à admettre ; et pourquoi tout serait-il mauvais, irrationnel, dans la vie qui nous a précédés ? La raison date donc d’aujourd’hui ? Et, si elle a existé avant nous, comment ne pas admettre que ses efforts soient enregistrés dans l’histoire du monde, compris dans son développement et visibles dans son état ? On est porté à se méfier du réformateur qui laisse tomber du haut de sa philosophie un anathème général, suivi aussitôt d’un plan complet. On a peine à croire que l’humanité l’ait attendu. On a beaucoup moins de confiance en lui et un peu plus de confiance en elle.

M. Wells ne fait pas difficulté d’ailleurs de reconnaître que son utopie est échafaudée « sur cette hypothèse de la complète émancipation d’une communauté d’hommes affranchis de la