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d’arbustes et de fleurs délicates et merveilleuses, telles que d’innombrables années de culture en peuvent créer. Il a l’impression « d’un jardin longtemps négligé et cependant sans mauvaises herbes. » Des gens indolens y vivent, tous pareils, avec « le même visage imberbe au teint délicat, et la même mollesse des membres, comme de grandes fillettes, » dans des palais délabrés qui leur servent de réfectoires et de dortoirs. « La maison isolée, et le cottage, qui donnent une physionomie si caractéristique au paysage anglais, avaient disparu. » C’est le régime communiste. Une conquête parfaite de la nature a fait disparaître la lutte et instauré la quiétude. Insensiblement s’est éteinte une énergie sans objet. L’âge de l’effort est depuis longtemps passé ; l’âge de l’art lui-même a disparu. « S’orner de fleurs, chanter et danser au soleil, c’était tout ce qui restait de l’esprit artistique et rien de plus. Même cela devait à la fin faire place à une satisfaction inactive. Nous sommes incessamment aiguisés sur la meule de la souffrance et de la nécessité, et voilà qu’enfin, me semblait-il, cette odieuse meule était brisée. » Brisés avec elle aussi tous les ressorts de l’activité et de la vie. Cette race des Eloïs ne manifeste point du tout « un triomphe de l’éducation morale et de la coopération générale, » mais au contraire « un amoindrissement général de structure, de force et d’intelligence, » une dégénérescence résultant d’une sécurité trop parfaite. Et à mesure que la descendance des Possédans, isolée dans ses plaisirs, son confort et la jouissance de la beauté, s’alanguissait parmi ses jardins de paradis, la race souterraine des Morlocks, issue des ouvriers relégués en dessous du sol pour les besoins les moins décoratifs de la civilisation, a formé peu à peu un monde inférieur, une seconde espèce d’hommes, créatures nocturnes, à l’aspect blême et étiolé, aux yeux énormes qui ont la faculté de réfléchir la lumière. Ces lémuriens blanchâtres et mous, d’un froid répugnant, viennent pendant les nuits obscures de la nouvelle lune chercher leur nourriture parmi. la nonchalante postérité des heureux du monde.


Les habitans du monde supérieur pouvaient bien avoir été autrefois une aristocratie privilégiée, et les Morlocks leurs serviteurs mécaniques, mais tout cela avait depuis longtemps disparu. Les deux espèces qui avaient résulté de l’évolution humaine déclinaient ou étaient déjà parvenues à des relations entièrement nouvelles. Les Eloïs, comme les rois carolingiens, en étaient venus à n’être que des futilités simplement