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peuvent être normales et, par exemple, l’enseignement même que donnait Socrate aux jeunes Athéniens.

Qu’est-ce maintenant que le normal pour M. Durkheim ? C’est d’abord ce qui se fait ordinairement, communément. En tous temps, en tous lieux les mœurs communes ont été normales. L’homme normal c’est l’homme moyen qui ne choque ou ne scandalise personne, qu’on ne remarque pas, et dont on ne parle pas. Il y a cependant des cas où des façons d’agir extraordinaires peuvent être regardées comme normales, d’autres, en revanche, où des façons d’agir communes peuvent être regardées comme morbides. En effet, toute action, même quand elle se distingue du moyen et du commun, doit être regardée comme normale si elle se produit en suite de lois sociologiques bien constatées, s’il est possible, par le jeu seul de ces lois, d’en fournir l’explication. C’est le cas des inventions acceptables, le cas des actions généreuses et héroïques. Mais, toute action, même très fréquente, qui ne peut pas s’expliquer doit être regardée comme pathologique. Ainsi il est normal qu’avec la civilisation, s’accroisse le nombre des suicides, mais cet accroissement a été, depuis un siècle, tellement rapide que cette rapidité même doit être considérée comme maladive. Car les lois sociologiques montrent que les phénomènes sociaux suivent une évolution lente et ne se prêtent pas à des accélérations hâtives. Il en est de même du divorce. Le crime, le suicide, le divorce sont des phénomènes normaux ; s’ils deviennent pathologiques c’est par la rapidité de leur accroissement. Il n’y a pas de société sans crimes, sans suicides, sans ruptures du lien conjugal : donc crime, suicide et divorce sont normaux. C’est le taux de ces actes qui est trop élevé et par suite pathologique, ce ne sont pas les actes eux-mêmes. Il devrait y en avoir, il doit y en avoir, mais il y en a trop. Il faut par conséquent refréner le divorce, le suicide et il faut punir le crime ; il convient d’endiguer ces faits pour les ramener à leur étiage normal ; mais, une fois cet étiage retrouvé, il ne faudra plus songer qu’à se préserver de l’inondation.

Grâce à cette distinction du pathologique et du normal, M. Durkheim professe que l’on peut scientifiquement découvrir les règles morales. M. Lévy-Brühl ne nous ouvre pas d’aussi engageantes perspectives. Il ne croit pas que l’on puisse constituer une morale théorique, il ne croit pas davantage que l’on