Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout en adoptant les théories du conformisme social, M. Durkheim espère se tirer de cette difficulté. Pour cela, il insiste sur ce fait que l’ensemble des mœurs, la réalité morale, ne constitue jamais un bloc figé et comme cristallisé dans une forme immobile, les mœurs sociales sont sans cesse en évolution ; pourvu que cette évolution ne soit pas trop brusque et qu’elle ne porte pas sur ce qu’il y a de plus fixe dans les mœurs, l’invention est tolérable, elle ne peut pas rompre la conformité nécessaire à la vie sociale. Ainsi quand les lois ont eu fait brèche dans l’indissolubilité conjugale, l’union libre a paru plus tolérable. Quand le christianisme eut proclamé que le maître devait respecter la moralité de l’esclave, on put envisager sans scandale l’abolition complète de l’esclavage. Cependant M. Durkheim ne conteste pas que, dans la plupart des cas, l’invention ne doive être taxée de criminelle, qu’elle ne soit à ce titre condamnable et ne doive être réprimée. Tout ce qui s’oppose au milieu social est criminel, condamnable, et doit être réprouvé par ce milieu social. C’est justement, aux yeux des Athéniens, que Socrate a bu la ciguë.

Aux yeux des Athéniens, qui formaient un milieu social momentané et étroit, mais non pas aux yeux de M. Durkheim, qui appartient à un tout autre milieu ; Socrate fut un criminel, mais un criminel d’une espèce particulière, un criminel coupable aux yeux de ses contemporains, innocent aux nôtres, car son crime, pour me servir des termes de M. Durkheim, ne fut point « pathologique, » ce fut un crime « normal. » Cette distinction du pathologique et du normal, sur quoi repose toute la théorie morale de M. Durkheim, est assez ingénieuse pour mériter un moment de nous arrêter.

On voit assez, d’après tout ce que nous avons dit, que M. Durkheim se refuserait à identifier l’immoralité et ce qu’il appelle crime. S’il reconnaît en Socrate une sorte de criminel, avec la quasi-unanimité du genre humain il se refuserait à voir en lui un être immoral. Qu’est-ce donc à ses yeux qui est immoral ? C’est ce qui dans les mœurs est maladif ou pathologique. Et qu’est-ce qui est moral ? C’est ce qui est normal et par cela même sain. Il y a des actions communes, des mœurs collectives qui peuvent être pathologiques, par exemple tel ou tel taux d’accroissement des suicides et des divorces ; il y a des actions rares, exceptionnelles, des inventions morales qui