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religieux pour que les représentans attitrés de la morale traditionnelle pussent se dispenser de donner des explications. Dans la Revue philosophique même[1], plus tard dans la Revue de philosophie[2], le R. P. Sertillanges, professeur à l’Institut catholique de Paris, définit l’attitude qu’ont gardée les philosophes chrétiens, et il exposa les raisons qu’ils ont de la garder. Loin de s’effaroucher de la laïcisation ou plutôt de la rationalisation de la morale réclamée par Victor Brochard, le vigoureux polémiste montra que la séparation de la morale rationnelle et de la théologie était dès longtemps effectuée et que saint Thomas, par exemple, s’appuyait uniquement sur l’idée de loi naturelle, et par suite exclusivement sur la raison, sans faire aucun appel à la révélation, pour édifier sa doctrine. Sans doute pour saint Thomas comme pour son moderne disciple, la loi morale dépend de Dieu aussi bien que les lois naturelles, mais de Dieu en tant qu’il est connu par la raison et non pas en tant qu’il s’est fait connaître par la Révélation. C’est aussi la raison qui donne l’idée de sanction et s’il est vrai, comme le soutient avec justesse Victor Brochard, que l’absolu désintéressement est absurde, il serait faux cependant de croire que la morale ne peut être qu’intéressée au sens où les éclectiques ont entendu l’intérêt. Le P. Sertillanges défend avec force la conception de l’eudémonisme rationnel tel que le soutint jadis Paul Janet et il estime qu’il faut distinguer entre le bonheur constitutif de l’être normal, qu’il appelle le bonheur-état, et la jouissance qui résulte de cet état, jouissance qu’il appelle le bonheur-sentiment. Le bien-être vécu peut et doit être distingué du bien-être senti, alors même que celui-ci serait la suite infaillible et nécessaire de celui-là ; en se donnant pour but ce bien-être vécu, ce bonheur-état, on ne fait rien que de rationnel, on n’obéit pas à un intérêt mesquin, on suit la loi même de la raison, on ne saurait être accusé de sacrifier le supérieur à l’inférieur, on vit comme doit vivre l’homme raisonnable, on est dans la certitude et dans le devoir. C’est bien ainsi d’ailleurs que l’entendaient les anciens, selon le P. Sertillanges, et il est persuadé qu’ils ont eu des conceptions morales très voisines de celles que nous avons. Disciple de saint Thomas qui lui-même suivait Aristote, le professeur de l’Institut catholique n’a donc pas de peine à voir dans Aristote, comme le

  1. Mars 1901.
  2. Décembre 1902, février 1903.