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éclectiques ; il montre les contradictions auxquelles ces derniers se sont condamnés en rejetant hors de la morale toute préoccupation d’intérêt personnel et en refusant en même temps d’admettre que le Devoir doit se suffire. Il faut être tout à fait avec Kant contre les anciens ou tout à fait contre lui. Si le Devoir est absolu, il ne peut se justifier, il est sans raison et, s’il se justifie, s’il a une raison d’être, cette raison ne peut être que le bien ; il dépend alors du bien, il ne vaut que s’il est le moyen de notre bonheur. C’est pour cela que les éclectiques cherchent une sanction qui assure à l’homme de bien la béatitude immortelle. Mais, ce faisant, ils dépassent la raison. « Il est temps de remettre les choses au point, il faut rendre à l’Église ce qui est à l’Église et à Aristote ce qui est à Aristote. »

Ces deux articles eurent deux sortes de conséquences : d’une part, les kantiens furent amenés à défendre et à expliquer les doctrines de leur maître ; d’autre part, ceux qui restaient attachés aux principes traditionnels durent aussi se défendre, et enfin, ceux que ne pouvait satisfaire la doctrine kantienne et que la tradition ne retenait pas s’efforcèrent de chercher avec plus d’ardeur encore une doctrine capable de satisfaire à la fois aux exigences scientifiques des philosophes et aux besoins pratiques de l’enseignement.

Parmi les premiers on distingua surtout les répliques de M. Georges Cantecor[1]. Avec beaucoup de vigueur et de justesse, il fit observer à Victor Brochard que les grands moralistes de l’antiquité avaient pu fort bien ne pas élucider complètement toutes les notions morales : de ce qu’ils n’avaient pas découvert les notions de loi et d’obligation, il ne s’ensuivait pas plus que ces notions ne fussent pas essentielles à la nature morale de l’homme qu’il ne résultait de l’ignorance où l’on était avant Aristote des lois du syllogisme, que ces lois ne fussent pas essentielles au raisonnement humain. Ces grands hommes ont fait leur tâche, mais ils n’ont pas épuisé la matière philosophique, ils ont laissé quelque chose à faire à leurs successeurs. L’œuvre de l’âge moderne et de Kant en particulier a été précisément de mettre à découvert ces élémens essentiels de toute moralité. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ces élémens fussent aussi étrangers aux anciens que l’a cru Victor Brochard :

  1. La Morale ancienne et la Morale moderne. — Revue de métaphysique et de morale, septembre 1901.