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Brochard, que la morale telle qu’on l’enseigne le plus souvent aujourd’hui repose tout entière sur la croyance à la vie future. Cette croyance disparue, elle s’effondrerait. On ne se désintéresse du bonheur dans la vie présente qu’à la condition de retrouver dans un autre monde un bonheur plus grand et plus sûr. C’est l’ajournement d’une espérance bien plutôt qu’une renonciation. » C’est en effet à la sanction que l’on suspend d’ordinaire toute la justice. Or, de même que les anciens n’ont pas connu le devoir absolu, de même ils n’ont jamais espéré l’immortalité personnelle. Seul Platon dans le Phédon a paru s’en enchanter, mais sans vouloir autrement la certifier. La morale ancienne fut vraiment cette morale sans obligation ni sanction que Guyau a voulu renouveler. Seul, le dogme chrétien a introduit l’immortalité et les sanctions d’outre-tombe dans la morale, comme la Bible y a fait entrer l’idée d’obligation. La conclusion est évidente : « Il faudrait concevoir la morale tout autrement qu’on ne le fait d’ordinaire. On devrait la séparer complètement de la théologie, la faire descendre une fois de plus du ciel sur la terre et, en quelque sorte, la laïciser… Les idées d’obligation, de devoir et celles qui s’y rattachent seraient éliminées, ne trouvant point de place dans une morale purement scientifique et rationnelle. »

Renonçons par conséquent à l’idée purement théologique d’un législateur moral, d’un devoir apparaissant sous forme de décret absolu, tel à peu près que l’a conçu Kant ; laissons aux théologiens et aux croyans le dogme de la vie future et si, cela fait, nous sommes embarrassé pour trouver les linéamens généraux d’une doctrine morale, Victor Brochard nous rappelle qu’il a existé autrefois une doctrine étrangère aux idées directrices de notre morale moderne et que cette doctrine a suffi, pendant une longue suite de siècles, à l’élite de l’humanité : « Peut-être après tout, ce que les Élémens d’Euclide sont à la géométrie de tous les temps, ce que l’Organon d’Aristote est à la logique immuable, l’Éthique à Nicomaque l’est-elle à la morale éternelle. »

Un an après, en février 1902, et dans le même recueil, un nouvel article du même auteur sur la Morale éclectique reprit sous une autre forme et confirma les conclusions de l’article précédent. Victor Brochard s’élève surtout avec force contre le désintéressement absolu prêché, à la suite de Kant, par les