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dans la même difficulté, ainsi que nous l’avons vu plus haut, et de plus soumettre l’homme à un commandement inintelligible. La voix du Devoir, pour être impérieuse et pour sortir du fond du mystère, n’en est pas plus respectable, l’homme étant un être auquel la contrainte ni la force ne sauraient en imposer. Pour acquérir sur lui de l’autorité, il ne suffit pas de crier fort. L’homme demande au commandement de faire valoir ses titres et d’exposer ses raisons. Reconnaître que le Devoir n’est dérivé d’aucune raison c’est le rendre inacceptable à la raison, par suite proclamer sa déchéance.

M. Fouillée ne croit pas davantage à la vertu des systèmes qui par une voie contraire tentent de tirer la morale de l’expérience, de transformer en prescriptions les constatations d’ordre biologique, ou même sociologique. La morale est une science du droit ou elle n’est rien. Elle dit ce qui a droit de se faire, ce qui n’a pas le droit d’être fait. Elle juge ce qui a été, ce qui est, ce qui sera. Mais la règle d’après laquelle elle juge ne peut se confondre avec ce qu’elle a à juger. Il faut donc qu’elle ne se tire pas des faits, qu’elle leur soit supérieure. Aucune morale purement inductive, scientifique, positive, comme on voudra l’appeler, ne peut être satisfaisante. Si maintenant nous rappelons que M. Fouillée ne consent pas à dériver la morale d’existences métaphysiques, qu’il ne se reconnaît pas le droit de faire appel à une réalité transcendante, nous nous rendrons clairement compte que, déclarant insuffisantes, ainsi qu’il vient de le faire, les morales positives ou empiriques, il s’engage, d’une part, à ne faire appel à rien d’autre qu’au donné, puisqu’il repousse la métaphysique et, d’autre part, à dépasser le donné, puisqu’il déclare que la morale doit juger les faits. Voici comment, par une synthèse « engageante et hardie, » il tient cette sorte de gageure.

Il part du point même d’où Descartes est parti, du fait de l’existence personnelle, constatée dans la pensée : Je pense, je suis, je suis moi. Mais aussitôt, dépassant Descartes, il remarque que le moi ne se pense jamais seul, qu’il dit « nous » aussi fréquemment qu’il dit « Moi, » que le solipsisme n’existe pas pour la pensée et que l’existence des autres hommes nous est donnée de la même manière et avec la même certitude que la nôtre. De là résulte une conséquence qui fournit son fondement au droit et à toute la morale. C’est que les autres, existant au