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soi-même, on risque gros. Nietzsche vivra donc dangereusement. Il faut aimer le danger et n’avoir pas peur d’y périr. Le courage qui fait qu’on l’affronte est déjà une valeur qui compense et au-delà les pertes que l’on peut subir. Par le courage, à travers les dangers, vers la vie la plus énergique, la plus libre, la plus haute, la plus noble et la plus belle, tel est l’idéal de Nietzsche.

La doctrine du risque ne va pas sans un certain ascétisme et Nietzsche, tout aussi bien que Spinoza et Guyau, conviendrait volontiers qu’il faut savoir perdre pour gagner, mais il ne croit pas qu’on doive suspecter, violenter ou mortifier la nature. Il faut la suivre jusqu’au-delà d’elle-même, sans la torturer ni la fausser, sans rêver quelque chose qui serait tout à fait contraire, complètement différent. L’homme ne doit pas régler d’après une vie ultérieure et problématique l’aménagement de la vie présente, la seule certaine. Ce serait aller contre toutes les règles du calcul des chances, nous dirait Guyau, sacrifier le certain à l’incertain, le connu à l’inconnu, agir au rebours de la raison et par là même au rebours de la morale.

Ces mêmes idées se retrouvent chez tous les philosophes que l’on peut appeler « naturalistes, » parce qu’ils ne reconnaissent rien au-delà de la nature. Mais chacun d’eux met l’accent sur un fait qui lui paraît essentiel et dont il s’efforce ensuite de tirer toute sa doctrine. M. Alfred Fouillée conserve beaucoup d’idées de Guyau, mais il les rectifie en certains endroits et y ajoute les siennes propres. Le livre qu’il a consacré à la Morale des idées-forces achève et systématise l’ensemble des théories qu’il avait exposées à travers ses nombreux et divers ouvrages. La conception morale qu’il développe était en germe déjà dans l’idée moderne du droit et la Critique des systèmes de morale contemporaine en formait comme la préface. M. Fouillée reproche au spiritualisme de faire dériver la morale d’existences métaphysiques, aussi peu certaines que peu définies. C’est faire reposer le plus solide sur le moins solide, expliquer obscurum per obscurius. Tout ce qu’on affirme du transcendant, on ne le connaît que par le donné, en sorte que c’est se leurrer soi-même que de croire qu’on peut en quoi que ce soit dépasser le donné même. Ou, si on le fait, ce n’est qu’en partant du donné et en suivant les directions qu’il fournit. Transférer au Devoir les caractères de l’absolu qu’on refuserait au Bien, serait tomber