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satisfaire elle-même et, sans se préoccuper d’un avenir qui peut-être n’existe pas, elle fait ce qu’elle doit uniquement parce que c’est juste et raisonnable. Elle n’espère aucune récompense, ne redoute aucun châtiment. La récompense qui ne fait que donner du bonheur à l’être récompensé sans le rendre plus méritant est inutile ; le châtiment qui ne fait que torturer le damné sans l’améliorer n’est que vengeance. Le Dieu rémunérateur est quelque peu ridicule, le Dieu vengeur est odieux. L’éternité des joies ou des peines, telle que l’enseigne le christianisme, ne saurait être proportionnée à la valeur, à la portée des actions humaines. Ces actions appartiennent à l’ordre fini et l’éternité appartient à l’ordre infini. Les philosophes spiritualistes indépendans n’ont d’ailleurs pas osé sur ce point suivre les théologiens. Sur la nature des peines ou des récompenses d’outre-tombe aussi bien que sur leur durée, tous délibérément, prudemment, se taisent, aussi bien les Jouffroy que les Cousin. Et des croyans protestans, eux-mêmes, préfèrent admettre que les coupables sont simplement privés d’immortalité que de les croire éternellement livrés à d’épouvantables supplices[1].

Si l’on essaie de soutenir, comme l’ont fait tant de fois les apologistes chrétiens et à leur suite les spiritualistes, que la prévision des sanctions futures ne saurait être inutile à la moralité de la vie présente, que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse et que l’espoir d’un bonheur sans prix est bien propre à soutenir l’effort et à relever les courages, la réponse parait facile aux adversaires du spiritualisme chrétien. Car celui qui ne s’abstient du crime que par crainte n’est qu’un esclave dont le fond de l’âme reste criminel, et celui qui n’accomplit que par espérance des actes louables n’est qu’un mercenaire qui ne mérite pas d’être appelé vertueux. Le premier demeure hors des régions de la pure moralité, le second n’y entre pas davantage. Car ni l’un ni l’autre ne se soumet à la loi. La loi veut qu’on lui obéisse en raison de sa valeur propre, de sa valeur absolue et quelles que puissent être pour l’agent les conséquences de l’action qu’elle commande. Loin défavoriser la moralité, loin de la développer, les sanctions spiritualistes et chrétiennes ne font que l’amoindrir et travaillent à la supprimer. Nos criticistes contemporains prendraient volontiers,

  1. Voyez le livre de M. Petavel-Ollif, le Problème de l’immortalité, 2 vol. in-8, Paris, Fischbacher, 1891.