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n’est nécessaire. Inévitablement, nous serons alors entraînés dans les intrigues du pays et nous y prendrons part. Le Sultan et ses grands vassaux vivent d’exactions. On a comparé cette situation à celle qui existait en Europe au moyen âge et il y a sans doute entre elles quelques analogies, mais il y a aussi des différences profondes qui tiennent en grande partie à la supériorité morale du christianisme sur l’islamisme et aux progrès que la civilisation avait faits chez nous par la pénétration des influences latines. L’état du Maroc est beaucoup plus violent et brutal que ne l’était celui de l’Europe médiévale, cette violence et cette brutalité n’étant contre-balancées et atténuées par rien. Elles le seront un jour par la pénétration des influences européennes et surtout françaises, mais c’est là une œuvre de longue haleine : nous avons même intérêt à ce qu’il en soit ainsi, parce que, si le temps n’était pas notre collaborateur, c’est la force qui devrait l’être, et nous avons les meilleurs motifs d’y recourir le moins possible. On rencontre aujourd’hui des stratégistes modern-style pour lesquels le Maroc est une proie facile ; il suffit, à les entendre, de tendre la main pour la cueillir ; mais tous les militaires qui ont étudié le pays sont d’accord pour dire que sa conquête, si nous avions l’imprudence de nous y engager, serait longue et coûteuse et qu’elle immobiliserait une partie importante de nos forces pendant un nombre d’années impossible à déterminer exactement. Sont-ce les premiers qui ont raison, ou les seconds ? A comparer la valeur des témoignages, évidemment ce sont ceux-ci et il y aurait une légèreté inqualifiable à partir en guerre sur la foi de ceux-là. La situation de l’Europe est aussi pour nous un motif de prudence. Certes, elle est pacifique. De quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que des gouvernemens amis de la paix et résolus à la maintenir ; mais les meilleures résolutions peuvent être déjouées par des fatalités imprévues, et nul aujourd’hui n’oserait dire qu’il a conclu avec la paix un bail à long terme. Au surplus, les destinées du monde ne dépendent pas seulement de la guerre et des solutions foudroyantes qu’elle apporte. Les guerres sont heureusement devenues rares : cependant on voit tous les jours telle nation grandir en autorité, en prestige, en prospérité, et d’autres s’amoindrir et décliner. Les unes obtiennent des succès diplomatiques importans, les autres subissent de véritables revers. A quoi tiennent ces changemens, ces oscillations dont nous sommes tous les jours témoins, si ce n’est à l’impression que les divers pays donnent de leur force actuellement disponible ? Il est fâcheux sans doute que la force matérielle ait à travers le monde cette valeur