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laquelle l’Allemagne, ainsi que le disait à Lefebvre de Béhaine un homme d’Etat bavarois, s’intéressait beaucoup plus qu’à la question d’Orient.

L’Empereur s’effrayait d’une victoire possible de Gambetta : pour lui, c’était le radicalisme, et puis la revanche. « Rassurez-vous, lui disait plus tard Hohenlohe ; Gambetta, obligé d’engager la lutte contre les cléricaux, provoquerait un conflit autrement considérable que notre Culturkampf, il serait donc trop occupé à l’intérieur pour songer à nous faire la guerre. » Bismarck et Crispi, d’ailleurs, ne demandaient pas à l’Empereur son avis pour travailler aux destinées françaises. « On affectait écrit M. Hanotaux, d’établir entre les libéraux de tous pays, y compris les républicains de France, une entente pour la lutte contre Rome. Bismarck était le chef imprévu de cette combinaison, et Crispi son principal lieutenant. » Et Bismarck et Crispi, regardant au loin la France, causaient longuement. Du fond même de la Scandinavie s’élevait une voix qui sommai Bismarck de parler net à la France : c’était celle de Biörnstjerne Biörnson :


Il y a deux camps en Europe, écrivait-il. L’un a son quartier général au Vatican, l’autre à Berlin. L’un envoie sans cesse des messages et des proclamations, l’autre se tait. Mais ce silence est regrettable. Précisément avant les élections françaises, il faudrait que le prince de Bismarck eût dit formellement et publiquement, devant toute l’Europe, ce que seuls l’Empereur allemand et son chancelier ont l’autorité pour dire : « La victoire des partis appelés conservateurs, en France, est une victoire ultramontaine et c’est, tôt ou tard, une lutte avec l’Allemagne, qui, ici, a une mission européenne. » Je sais très bien qu’on pourrait qualifier un tel langage d’immixtion dans les affaires d’un pays voisin. Mais je sais aussi que cette lutte est menée pour des idées, et les idées ne connaissent pas de frontières. Que sans une telle parole Mac-Mahon perde la partie, c’est possible. Mais doit la perdre de telle façon que ni lui ni d’autres n’aient envie de recommencer.


Biörnstjerne Biörnson voulait ainsi qu’au nom des « idées » Berlin signifiât un ordre à la France votante ; peu s’en fallait qu’il n’accusât Bismarck de manquer de brutalité. La distance ou les brouillards du Nord, cachaient à cet impérieux agité l’action réelle du chancelier. Decazes, lui, qui voyait et qui savait, laissait échapper ce mot douloureux : « M. de Bismarck se mêle trop de nos affaires. »

A Paris, en effet, les polémiques de certains journaux de gauche inquiétaient savamment la France au sujet de ce qui