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que sa situation géographique a comme dérobée aux influences continentales, la race s’est maintenue plus intacte qu’ailleurs. Si elle n’est pas autochtone, elle est l’une des plus anciennes de toutes celles qui ont contribué à former la France ; et, plus que toute autre, la nature extérieure a pu la marquer de son empreinte, la façonner à son image.

L’esprit d’obstination des Bretons est célèbre, et il s’est souvent manifesté dans leur histoire sous les formes les plus diverses : héroïsme inlassable, loyalisme invétéré, culte fervent de l’honneur, longue opposition parlementaire, révoltes et insurrections. Le Breton ne cède pas volontiers à ses adversaires, qu’il s’appelle Duguesclin, ou La Chalotais, Moreau ou Lamennais. L’isolement où il vit, ses habitudes de concentration morale et de vie intérieure développent en lui l’attachement à son sens propre, la confiance en soi, l’orgueil, un orgueil ombrageux, irritable, passionné. Il tient à ses traditions, à ses morts, bref, à tout son passé, parce que son passé, c’est encore lui-même, un prolongement dans le temps de sa personnalité éphémère. Et de là chez lui un curieux mélange d’esprit traditionaliste et d’individualisme. Il accepte la tradition, il verserait même son sang pour elle, surtout si d’autres l’attaquent, mais du jour où elle lui serait imposée du dehors, où il ne lui serait point permis de la défendre à sa manière, il sera capable de se retourner violemment contre elle, il a besoin qu’elle soit sa chose pour s’y conformer et pour y croire.

Le repliement sur soi produit l’orgueil : il engendre aussi la tristesse. Ceux-là seuls sont joyeux qui ne regardent jamais en eux-mêmes ; on n’oublie pas la tragédie de la vie quand on médite sur le rôle qu’on y tient. L’âme bretonne est triste, invinciblement. Dans ses chants, dans ses poèmes, dans ses romans, dans ses légendes, dans ses fêtes, dans ses croyances, dans tout ce qui est expression spontanée de ses sentimens les plus intimes, cette mélancolie s’exhale, douce ou poignante, étrangement enveloppante, toujours. Et cette tristesse, loin de se fuir elle-même, se complaît aux idées funèbres. « La Bretagne, a-t-on dit excellemment, est avant toute chose le pays de la mort[1]. »

  1. Anatole Le Braz, la Légende de la mort en Basse-Bretagne, avec une Introduction par L. Marillier ; Champion, 1893, p. XLIV. — Cf. les autres ouvrages de M. Le Braz, Vieilles histoires du pays breton, 1897 ; Au pays des pardons, 1898, Champion ; la Terre du passé, 1902 ; Calmann Lévy.