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porte, j’écrirais : École de dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres. » C’est encore pourquoi les deux seules couleurs qu’il recommandât à ses élèves étaient le « gris-laqueux » pour les demi-teintes, et le brun rouge, dont il disait : « C’est une couleur tombée du ciel ! » Malheureusement, les peintres non-coloristes entendent vanter le coloris des autres. On leur reproche de faire gris, froid, mort. Un jour vient où ce reproche les impatiente : se sentant forts, ils veulent prouver leur force. Ils saisissent alors, un peu au hasard, des laques, du cadmium, du vert émeraude, du cobalt, — et tout est perdu.

Ainsi de M. Ingres. Cet organisme si sensible aux moindres modulations de la forme et qui en jouissait si vivement, était très probablement affecté d’un commencement de ce que les Anglais appellent colour-blindness, c’est-à-dire incapacité de distinguer les couleurs, — ce qu’il ne faut pas confondre avec la vue basse, la myopie, qui permet fort bien, comme on l’a vu chez Whistler, la perception des plus délicates nuances et des tons les plus fins. Le phénomène est moins rare qu’on ne croit chez les peintres. Voici l’étrange histoire que raconte Vibert d’un de ses camarades d’atelier :

« Un d’eux, que nous avons connu étudiant, ne distinguait pas le rouge du vert. Le vermillon et le vert Véronèse ne faisaient pas de différence pour lui. Il se guidait sur l’étiquette de ses tubes, et, sachant, par ouï-dire, l’usage de ces deux couleurs, il peignait tant bien que mal. Il y avait bien, de-ci, delà, quelques touches égarées qui « gueulaient » un peu, en terme d’atelier : cela passait pour de l’originalité. Mais ayant un jour, par inadvertance, pris la palette d’un voisin qui ne rangeait pas ses couleurs dans le même ordre que lui, le pot aux roses se découvrit, ou plutôt le pot au vert. Tous ceux qui l’ont vue doivent se rappeler encore cette figure académique de lutteur antique, sérieusement peinte dans tous les tons les plus verdoyans de l’épinard et du poireau. On peut se figurer l’explosion d’hilarité que cela lit parmi les camarades ; on en parla longtemps.

« Le pauvre garçon désespéré, à dater de ce jour mémorable, prit le parti de supprimer de sa palette tous les rouges et les verts brillans et il se contenta de peindre des sujets comportant peu d’effets de couleurs. Comme il dessinait très bien, avait le sentiment des valeurs très développé, et sentait vivement la