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écartement des yeux !… » Je fis tous mes efforts pour garder mon sérieux… » — Ceci n’était point une attitude. S’il est une chose dont M. Ingres fût bien incapable, c’était la simulation. Son organisme délicat et pétulant vibrait réellement aux moindres désaccords dans l’équilibre, l’harmonie, l’ampleur, des formes, — et même quand il n’avait pas le crayon à la main, selon son expression, son « œil dessinait tout le temps. »

Or, voici le phénomène.

Avec cette sensibilité, cette sensualité pour les belles formes, nul goût de la couleur, ni pour la couleur. Peut-être, dans l’œuvre immense de M. Ingres, on pourrait citer quelques toiles : la Chapelle Sixtine, le portrait de Mme de Senonnes, la Petite Odalisque couchée, qui sont d’une assez riche couleur. Mais ce sont des exceptions et même des hasards. Qu’un peintre, au cours d’une longue carrière, fasse deux ou trois fois une heureuse rencontre de couleurs, — ceci ne prouve pas qu’il soit né coloriste. Encore faudrait-il qu’à l’ordinaire il ne fit pas hurler les bleus et les roses, comme dans le portrait de Mme Ingres, née Ramel, ou dans la Vierge à l’Hostie, ou les bleus et les jaunes, comme dans le portrait de la Princesse de Broglie.

D’ailleurs, dans les quelques toiles à peu près harmonieuses qu’a signées « M. Ingres, il n’y a guère que des couleurs sourdes. Or, tout peintre dessinant et modelant en perfection, comme il faisait, se tirera assez bien des noirs, des rouges bruns et des blancs. Les vraies difficultés de la couleur commencent avec les teintes qui renvoient beaucoup de rayons lumineux : les bleus, les verts, les roses clairs, les violets clairs, les jaunes clairs. Si M. Ingres les avait soigneusement évitées, on ne se serait peut-être jamais aperçu qu’il en distinguait mal les rapports. Mais il ne les évitait pas, précisément parce qu’il ne les voyait pas, c’est-à-dire n’en percevait nullement les désaccords.

Et c’est un trait assez ordinaire chez les médiocres coloristes, — Sassoferrato, Lesueur, Hudson, — que d’aborder les couleurs les plus difficiles, par exemple d’étaler de grands bleus dans leurs compositions. S’ils suivaient leur goût naturel, comme les couleurs vives ne leur donnent aucun plaisir, ils peindraient tout en monochrome, ne s’attachant qu’aux valeurs. C’est le sens profond et la justification parfaite de ce mot de M. Ingres : « Le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture. Si j’avais à mettre une enseigne au-dessus de ma