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par Aristote et par le docteur Gustave Le Bon. Sagement, il ne se réunit « que lorsque les circonstances l’exigent. » Il laisse au cantonnier de la Compagnie le soin de fixer l’heure d’allumage des réverbères, au brigadier de gendarmerie l’art d’apaiser les batailleurs, au gérant de la Cité le souci des changemens de domicile et l’installation des nouveaux venus. Le chemin de fer, au reste, absorbe les heures et les activités : un tennis dessiné fut aussitôt abandonné, et, seules, les femmes laissées au logis, n’ayant que rarement la ressource du flirt avec les célibataires du « type F, » poussent des boules de croquet d’un maillet quelque peu mélancolique. Les cent deux maisonnettes de Gaffour abritent une population de trois cent cinquante âmes, hommes, femmes et enfans, Français, Italiens, indigènes. C’est la colonie des « cheminots. »

La clientèle du chemin de fer est aussi composite que son personnel.

Voici l’Arabe, qui a singulièrement pris goût au nouveau mode de transport. Un écrivain orientaliste de grand talent disait que pour l’indigène tunisien les deux produits les plus tentans de notre civilisation étaient les bottines jaunes et le phonographe : il oubliait le chemin de fer. Et il ne s’agit pas de l’indigène de classe riche qui peut s’offrir cette commodité comme toute autre à son gré de la vie civilisée : il s’agit du Tunisien le plus pauvre, qu’on frôle à chaque détour de ruelle, couché ou assis à la porte du café maure, dans le farniente idéal et le silence parfait de l’Orient, sans travail, sans ressources, parfois sans domicile. Des ressources il en trouvera pour prendre le train de banlieue qui déverse sur le quai de Tunis des flots pressés de burnous, pour s’en aller dans quelque bourgade du bled rendre visite à un parent, pour ménager l’arabat cahotante ou le petit âne traditionnel et trottinant. Mais par quel pénible effort, avec quelle crainte comique d’être volé par le roumi, alignera-t-il sur le cuivre du guichet l’argent du voyage ! Ce que le plus normand de nos paysans juge superflu, l’Arabe le tente : il marchande son billet. Dans les petites gares de l’intérieur, il n’est pas rare d’assister à une scène qui rappelle les dialogues les plus savoureux de la vie des souks :