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devions repartir le lendemain dès l’aurore, Marx et moi, nous résolûmes tous quatre de ne pas dormir et nous passâmes cette nuit d’été en promenades par les rues du village et jusque dans l’enceinte du cimetière, déclamant des vers pathétiques, célébrant la lune et les étoiles, nous exaltant sur l’omnipotence du sentiment, cet élan qui seul est capable de nous emporter vers les célestes régions. » Et tout cela est bien de l’époque en vérité. Les choses n’allèrent pas plus loin pour cette fois.

« Au mois de septembre (1778), reprend-il, je fis une seconde visite à Sesenheim. Les mêmes émotions, les mêmes exaltations, les assauts de bel esprit recommencèrent de plus belle. Frédérique était à ce moment pour moi plus qu’un être terrestre : il ne pouvait donc me venir à l’esprit de m’éprendre d’elle au sens propre de ce mot. Je sentais d’ailleurs sans m’en rendre bien compte la différence d’âge, l’absence des charmes physiques : tout ce que j’éprouvais à son égard était une vénération sans limites. Je le lui assurai cette fois une demi-heure avant de partir et j’exprimai mes regrets de la quitter. Là-dessus, elle me déclara, les yeux en pleurs, que son repos, le bonheur de sa vie s’éloignaient avec moi et, de ce moment, je fus épris. La conquête d’une personne déjà distinguée par Goethe (j’avais été informé de cette circonstance depuis notre première entrevue) n’était pas sans flatter ma vanité juvénile. »

On voit que la jeune fille n’est pas trop maltraitée jusque-là par son ancien amoureux ; mais voici la page dont l’éditeur de Gambs, Froitzheim, entendait accabler la mémoire de Frédérique. « Je passerai rapidement, poursuit le pasteur, sur cette période de ma vie durant laquelle je me fais encore aujourd’hui l’effet d’un véritable sot. Mon ivresse dura deux ans et demi et peut-être aurait duré davantage, jusqu’à m’amener à un mariage inconsidéré, si Frédérique n’avait excité trop tôt ma sensualité et si, de plus, ma situation à Strasbourg n’avait changé dans l’intervalle. J’étais un jeune homme pur et sans malice : mon imagination la plus hardie n’allait pas au-delà du baiser et l’année 1779 (celle de la visite de Goethe, rappelons-le) se passa tout entière dans les délices d’un amour innocent, Etait-ce là trop peu pour Frédérique ? Quoi qu’il en soit, au cours de l’année 1780, elle se montra à mes yeux sous un aspect